Ballotage au Pérou : la gauche peut-elle l’emporter ? (Lucas Malaspina et Marcos Doudtchitzky – La Diaria / Traduction par Paul Haupterl – Contretemps)


Dimanche 6 juin, les électeurs péruviens décideront qui occupera la présidence pour les cinq prochaines années : Pedro Castillo, un enseignant rural de gauche, ou Keiko Fujimori, la fille de l’ancien président (respectivement 19% et 13% au premier tour). Rien ne garantit que le vainqueur, quel qu’il soit, puisse parvenir jusqu’au bout de son mandat, tant le Pérou est depuis longtemps le théâtre d’une partie d’échecs chaotique engagée entre le pouvoir exécutif et le Parlement, qui alternent leurs coups et les allégations de corruption ou d’inaptitude.


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Personne, littéralement, n’aurait pu prévoir que le second tour se jouerait entre ces deux candidats. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil aux chiffres publiés par IPSOS une semaine avant la première élection, le 11 avril 2021 : sur un total de 18 candidats, quatre étaient dans une supposée égalité technique, dans l’ordre : Yohny Lescano, Hernando de Soto, Verónika Mendoza et George Forsyth ; venaient ensuite, avec seulement 9,3% des intentions de vote, Keiko Fujimori. Pedro Castillo, le candidat de Perú Libre, figurait quant à lui dans le second peloton, avec plusieurs points de retard non seulement par rapport à Fujimori, mais plus encore par rapport au quatuor de tête. Il obtiendra le score le plus élevé au premier tour.

De l’affaire du Lava Jato à la « génération du bicentenaire »

Le précédent président, Pedro Pablo Kuczynski (un banquier plus généralement connu sous le nom de “PPK”), a démissionné le 21 mars 2018. PPK avait battu Keiko Fujimori au second tour de l’élection le 5 juin 2016, sur la base d’un programme qui ne présentait pas de divergences idéologiques majeures par rapport à Fujimori. Celle-ci avait ensuite pris fermement le contrôle du Congrès péruvien (grâce à ses près de 40% au premier tour), ce qui lui a permis de saboter activement la gouvernance.

La vague de fond de la crise péruvienne post-Fujimori [Alberto, le père de la candidate Keiko Fujimori, NdT] tient son origine dans la séquence des affaires de corruptions du Lava Jato, les 4 derniers présidents étant directement concernés. L’affaire aura des répercussions internationales, impliquant notamment l’entreprise de construction brésilienne Odebrecht. Ollanta Humala, président de 2011 à 2016 et qui a timidement et fugacement représenté la possibilité d’un gouvernement progressiste au diapason de Lula ou d’Evo Morales, a débuté son mandat avec une cote de popularité de 57%, et l’a terminé à 19% ; il a réalisé ensuite une peine de prison de neuf mois. Auparavant, Alan García, qui effectuait son second mandat en 2006-2011, s’est suicidé en 2019 alors qu’il devait être arrêté. Alejandro Toledo (2001-2006), dont PPK a été le premier ministre, est actuellement en résidence surveillée aux États-Unis. Enfin, PPK lui-même fait l’objet d’accusations de trafic d’influence dans l’affaire Odebrecht.

Lorsque ce dernier a dû démissionner, Martin Vizcarra, son vice-président, a pris la tête du gouvernement. Il a dissous de façon constitutionnelle le Congrès obstructionniste dominé par Keiko (le 30 septembre 2019), bénéficiant du soutien majoritaire de la population. Si Vizcarra disposait d’une grande popularité en raison de ses propositions de lutte contre la corruption, le nouveau Congrès, issu des élections parlementaires extraordinaires (26 janvier 2020), l’a démis de ses fonctions en novembre 2020, 8 mois avant la fin du cycle constitutionnel et sans décision de justice à son encontre. La situation qui en a découlé s’est révélée très particulière, puisque le pouvoir législatif, souvent considéré comme l’organe « le plus démocratique » dans le cadre de la division des pouvoirs, a atteint des niveaux de popularité historiquement bas, loin derrière le président déchu.

Cette séquence reste très marquée par les manifestations majeures qui se sont opposées au gouvernement illégitime de Manuel Merino (qui a succédé à Vizcarra), et qui se sont soldées par le décès de deux manifestants. Inti Sotelo (24 ans) et Bryan Pintado (22 ans) sont morts des suites de la répression, tandis que des dizaines de personnes disparaissaient. Merino n’a tenu que 5 jours, le Pérou a vécu son propre « Que se vayan todos », qui a été l’occasion d’un réveil politique de sa jeunesse , à l’image des processus en cours au Chili ou en Colombie.

Le fujimorisme sans (Alberto) Fujimori

A l’occasion des cinq élections générales qui ont eu lieu au cours de ce siècle, le nombre moyen de candidats à la présidence était de 13,2 par élection. Cette année, il y avait 18 candidats, juste derrière les 20 qui ont concouru aux élections de 2006, toujours dans le cadre de la transition post-Fujimori. À quelques exceptions près, comme Keiko Fujimori elle-même, les noms qui émergent lors d’une élection peinent à être retenus par plus qu’une poignée de personnes cinq ans plus tard, lorsqu’il faut retourner aux urnes. Ainsi, il n’y a pratiquement aucune référence politique durable.

L’instabilité est à tous les coins de rue : si le Pérou ressemble à première vue à un pays hyperprésidentiel, il présente en réalité les caractéristiques d’un régime semi-parlementaire – contrairement à la quasi-totalité des pays d’Amérique latine – dans le cadre duquel le Congrès peut imposer des motions de censure susceptibles de dynamiter le cabinet et le budget. D’autre part, le congrès dispose du levier de la vacance « pour incapacité morale du président », un levier largement actionné et qui dépasse de loin les possibilités offertes par la procédure d’impeachment étatsunienne. (…)

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Voir également nos revues de presse précédentes:
Une campagne électorale sous tension

– Vers un deuxième tour de l’élection présidentielle le 6 juin 2021
– Pérou: premier tour électoral dimanche 11 avril en pleine crise sanitaire