Le Chili tourmenté par les monstres de son passé (Rosa Moussaoui / L’Humanité)


Une série documentaire met en lumière les compromissions de figures de la politique chilienne avec la secte nazie de Paul Schäfer, appendice de la dictature de Pinochet. C’est un scénario cauchemardesque : l’histoire glaçante d’un prédicateur pédocriminel, aux accents hitlériens, arrivé au Chili en 1961 pour y fonder une secte allemande devenue un véritable appendice de la dictature d’Augusto Pinochet.

Portail d’entrée de la colonie allemande secrète de Villa Baviera. Appelée à l’origine Colonia Dignidad, elle a été créée en 1961 par un groupe d’immigrés allemands dirigés par Paul Schäfer. Shepard Sherbell / Corbis Saba / Getty Images

Les crimes de Paul Schäfer étaient connus. Dès 1977, un rapport d’Amnesty International révélait que sa Colonia Dignidad à Parral, à 300 kilomètres au sud de Santiago, avait été utilisée par la Dina, la sinistre police politique dirigée par Manuel Contreras, comme un centre de torture des opposants à la dictature.

L’affaire avait déjà inspiré des fictions, dont le thriller Colonia, de Florian Gallenberger (2015), et maintes enquêtes, écrites ou filmées : emprise, viols d’enfants, séquestrations, enlèvements, travail forcé, fosses communes et corps de suppliciés évaporés. Mais la série documentaire Colonia Dignidad, une secte allemande au Chili, réalisée par Annette Baumeister et Wilfried Huismann, jette une lumière nouvelle sur le rôle joué par cette enclave allemande dans le coup d’État contre le président socialiste Salvador Allende, le 11 septembre 1973.

La mécanique d’une « transition démocratique »

Diffusée depuis le 1er octobre sur la plateforme Netflix, elle ravive, dans un Chili toujours fracturé, des blessures encore à vif, et questionne la mécanique d’une « transition démocratique » qui a laissé la voie libre au recyclage des thuriféraires, des complices et des nostalgiques de la dictature.

Fait nouveau, la série exhume de stupéfiantes archives filmées de la secte : Schäfer, mégalomane, aimait à faire immortaliser, mis en scène par ses soins, les événements et les rituels dont il tramait la vie d’une communauté close, tout entière placée sous sa monstrueuse emprise. Ces images disent tout de la toile de compromissions qu’il a patiemment tissée pour garantir son impunité. Elles témoignent du défilé, à la Villa Baviera, des dignitaires de la dictature, à commencer par Augusto Pinochet lui-même : l’Allemand avait même fait aménager à son intention une chambre particulière dans cet immense et prospère domaine.

Plus troublant encore, ces archives font ressurgir les amitiés qui liaient Schäfer à des figures de la droite qui occupent encore à ce jour les devants de la scène politique chilienne. L’actuel ministre de la Justice et des Droits de l’homme, Hernán Larraín, apparaît ainsi dans le sixième et dernier chapitre de la série, pour prendre, à la fin des années 1990, la défense du gourou ciblé par une enquête, à la suite de plaintes d’enfants chiliens ayant enduré ses sévices sexuels – des « violences inutiles » contre un vieil homme « ayant le droit de vivre tranquille », selon les mots choisis, à l’époque, par Larraín.

Lequel se défend aujourd’hui péniblement, en dénonçant « l’usage politique » de cette séquence  : « J’étais un sénateur de la région où se trouvait (la Colonia) Dignidad, et mon implication avec elle était due au fait que l’hôpital (ouvert par Schäfer pour s’assurer les sympathies des populations de la région et prendre au piège des enfants venus pour des soins – NDLR) avait été fermé. Avec d’autres parlementaires et maires, de toutes les couleurs politiques, il nous a semblé qu’il était abs urde que cet hôpital soit fermé et nous avons pris toutes les dispositions pour sa réouverture. Après cela, ces plaintes sont apparues et ces plaintes, consultées par nous, étaient très étranges et personne ne les croyait à ce moment-là », justifie-t-il, en admettant du bout des lèvres que « ce qui s’est passé là-bas est très brutal ».

La légèreté de ces arguments a soulevé au Chili un vif émoi, parmi ceux qui demandent toujours justice pour des proches torturés et disparus à la Colonia Dignidad, après être passés entre les mains des tortionnaires de la Villa Grimaldi. « Mon oncle Iván Insunza Bascuñán, cousin germain de mon père, médecin et communiste, a été arrêté le 4 août 1976, il a disparu entre les mains de la Dina. Sa trace s’est perdue à la Villa Grimaldi et, des années plus tard, le moteur de sa voiture a été retrouvé à la Colonia Dignidad. Nous voulons la vérité, pour que plus jamais le Chili ne vive cela », témoigne Lilia Concha Carreño.

« S’il était vivant, Pinochet voterait pour moi »

À l’extrême droite de l’échiquier politique, ces pages obscures de l’histoire contemporaine du Chili suscitent au contraire le sarcasme et la dérision. Le candidat à l’élection présidentielle Jose Antonio Kast, un affairiste assumant publiquement sa nostalgie de la dictature, a ainsi comparé ces jours-ci à la Colonia Dignidad « certaines communautés » indigènes Mapuche revendiquant la récupération de leurs terres, pour mieux applaudir l’état d’exception décrété dans la région de l’Araucania, au sud du pays. « S’il était vivant, Pinochet voterait pour moi », plastronnait-il, déjà candidat, en 2017. Il avait alors recueilli moins de 8 % des voix ; les sondages placent désormais Kast en tête des intentions de vote.

À Parral, la Villa Baviera, elle, n’a jamais fermé ses portes. Les enfants des premiers colons allemands en ont fait, à l’ombre de la cordillère des Andes, une bucolique étape touristique, sur la route des sources chaudes de Quinamavida et Panimavida. Arrêté en 2005 en Argentine, où il avait fui, Paul Schäfer, reconnu coupable d’abus sexuels sur une vingtaine d’enfants – une infime partie de ses crimes –, avait été condamné, un an plus tard, à vingt ans de prison. Il est mort en 2010, en détention. Sans avoir jamais eu à répondre des assassinats des opposants chiliens disparus à la Colonia Dignidad.


Article publié le 12 novembre 2021, réservé aux abonné.e.s de l’Humanité mais reproduit ici avec l’aimable autorisation de la journaliste.