Colombie: la fin des «violentologues» (Laurence Mazure / Le Courrier)


L’émergence d’une mobilisation sociale historique organisée par les «Premières lignes», ces jeunes des quartiers populaires, crée une rupture radicale dans l’histoire politique colombienne et sonne la fin des théories des «violentologues» qui ont pesé trop longtemps sur le travail des chercheur·euses et des journalistes. Éclairage.

Contrairement à ce que disent les «violentologues», l’État colombien et l’armée jouent un rôle-clé dans les violations des droits humains. El Salado 2019. L. MAZURE

Le 28 avril dernier, une génération entière de jeunes Colombiens a surgi, avec des formes d’organisation politiques inédites, bien déterminée à assumer les revendications sociales et économiques de millions de leurs compatriotes des classes populaires dans le cadre du «Paro nacional» (grève générale). Se réclamant de la Constitution de 1991 et de l’exercice du droit de vote, ils incarnent un vrai espoir. Cela met à bas les théories des «violentologues» qui, durant une cinquantaine d’années, ont formaté la vision des journalistes, particulièrement dans les médias français. S’attachant à effacer toute notion de guerre civile, ils essentialisaient la «violence» colombienne pour mieux assigner les classes populaires à l’impossibilité de tenir tout rôle politique émancipateur.

«Éclipse noire»

Il y a plus de vingt ans, un reportage me révéla la violence négationniste de ces théories. Fin février 1999, peu après mon arrivée en Colombie, en reportage dans les départements d’Arauca, près de la frontière avec le Venezuela, et du Casanare, le long des contreforts des Andes, vers le sud, je voyageais avec le délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour cette région. Au début du mois, en Arauca, le président Pastrana avait lancé «Éclipse noire», la première grande offensive militaire contre les guérillas des Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et de l’ELN (Armée de libération nationale) – preuve de la restructuration en cours des forces armées pour bénéficier du plan de guerre «Plan Colombia», financé à hauteur de plus de 7 milliards de dollars par les États-Unis.

Depuis la veille, nous sillonnions des routes défoncées à travers des terres parsemées de puits de pétrole. Dans les hameaux, les maisons de bois délavées par les pluies étaient vides: tous les adultes valides avaient fui. Ne restaient que les plus vieux, qui ne pouvaient plus se déplacer, et des enfants en bas âge, qui rampaient dans la poussière faute de savoir tenir debout. Nous étions quelque part sur la route délabrée qui va de Saravena jusqu’à Tame. Toute la journée, nous étions passé·es de barrages de l’armée en barrages de la guérilla, tous entremêlés sur le terrain, à deux ou trois kilomètres les uns des autres.

Tout à coup, des soldats arrêtent une fois de plus le 4X4 du CICR. De part et d’autre de la route, de hautes herbes ondulaient dans la brise de fin de journée. Comme à tous les barrages, le délégué baisse la vitre et demande à parler au commandant. Un homme arrive. Il a les yeux exorbités, la mitraillette pointée sur le 4X4. Sur l’épaule gauche, un perroquet vert émeraude, retenu par une cordelette. Sur l’autre bras, l’écusson de sa brigade, «Contraguerilla», dont le sigle est un puits de pétrole. Il se retourne et lance un ordre. Surgissent alors lentement des hautes herbes des dizaines et des dizaines de soldats. Les jours suivants, dans les montagnes du Casanare, par-delà les nuages, c’est le bruit sourd et ténu des avions espions nord-américains, que l’on n’appelait pas encore des «drones», qui nous suit à la trace. Ça, et beaucoup d’autres choses de ce genre, pendant huit jours.

De retour à Bogotá, où, de la guerre, on ne voit «que» les déplacés du conflit, je passai chez une collègue française qui travaillait pour un des grands quotidiens hexagonaux. Je fais part des situations de guerre que j’avais vues. Le visage se fait indifférent, et la voix, désinvolte, délivre une fin de non-recevoir: «C’est normal, ça a toujours été comme ça!» J’insiste. Mais non, c’est normal, circulez, il n’y a rien à voir – la conversation part sur autre chose. Je suis d’autant plus sidérée que je me trouve avec des universitaires et des intellectuel·les. Au contraire, m’expliqueront les amis et contacts colombiens, cela a tout à voir avec ça: je me suis heurtée de plein fouet au mur que les «violentologues», alors très influents dans ces mêmes milieux, avaient construits entre eux et la réalité du pays.

Hostilité à la pensée marxiste

La Violencia, c’est le nom de la guerre civile déclenchée par l’assassinat du leader libéral Jorge Eliécer Gaitán le 9 avril 1948, et qui déferlera sur la Colombie jusqu’en 1953, causant plus de 300 000 morts – un conflit jamais résolu qui va se reconfigurer au fil du temps jusqu’à nos jours. En 1958, une commission va enquêter sur les causes de la Violencia. Ses membres, dont le grand sociologue Orlando Fals Borda, publieront leurs travaux en 1962: La Violence en Colombie donne des bases très progressistes à la sociologie colombienne et latino-américaine, en travaillant étroitement avec les classes populaires paysannes. Surnommés «violentologues», les sociologues qui vont être formés à partir de ce moment-là vont faire de ce nom un domaine de spécialisation. À Paris, l’un d’entre eux, Daniel Pécaut, donne à la «violentologie» un tour assez particulier.

À la fin des années 1980, depuis l’EHESS, École des hautes études en sciences sociales, Pécaut règne en maître sur les travaux de toute une génération de jeunes chercheurs colombiens. Hostile à la pensée marxiste, il exclut toute explication du conflit par ses causes structurelles. À la fin des années 1990, il affirme qu’«il n’y a pas de guerre civile en Colombie, sinon une guerre contre la société civile». En 2001, il publie un long article où il réussit le tour de force de faire le catalogue des situations de guerre vécues par les Colombiens – l’usage de la terreur à fins de contrôle militaire, le déplacement forcé, l’extermination d’opposants politiques de la «Union patriotica» – pour mieux conclure qu’il ne s’agit pas d’une guerre civile.

Que dire de la persistance du conflit au fil des décennies? Irrecevable, car l’argument donnerait raison à la guérilla des Farc qui, elle, parle de «guerre civile». Pécaut évite aussi de se pencher sur la responsabilité systémique de l’Etat et le rôle de l’armée colombienne dans les violations des droits humains. Bref, on peut énumérer et décrire ad nauseam crimes et atrocités, mais on ne doit pas utiliser le mot qui désigne la nature de cette réalité. Au mieux, il existerait un «imaginaire», une «culture de la violence» spécifiques à la seule Colombie, comme une fatalité exotique, hors de l’histoire.

«Violence culturelle»

Ce déni de réalité est très utile: dès son arrivée à la tête du pays en 2002, le président Uribe va asseoir la lutte antiterroriste avec le soutien indéfectible de Washington, tout en niant l’existence de la moindre guerre. Dans la presse locale, les articles et reportages sur le conflit apparaitront dans les rubriques «ordre public», «judiciaire», et «paix»: ça rassure les investisseurs étrangers. (…)

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