🇬🇹 Guatemala : de la colonisation à la normalisation ? (Bernard Duterme / CETRI)


À l’évidence, l’actualité particulièrement difficile du Guatemala plonge ses racines dans l’histoire tragique du pays. L’histoire lointaine et plus récente. Celle d’avant 1996, année de la signature des « accords de paix », et celle d’après 1996. Si ce découpage binaire frise l’outrance, il a le mérite de mettre en vis-à-vis frontal, d’un côté, une longue période de domination et de ségrégation structurelles – de la colonisation espagnole à l’emprise états-unienne et à « la guerre en terre maya [1] » – et, de l’autre côté, la prétendue phase de « normalisation démocratique » dans laquelle l’Amérique centrale serait entrée à la faveur de la fin des conflits armés entre mouvements révolutionnaires et régimes contre-révolutionnaires.

CC commons.wikimedia.org / Reinhard Jahn, Mannheim

L’histoire lointaine du Guatemala rappelle d’abord que les Occidentaux sont nombreux à être allés s’installer dans ce pays, bien avant qu’une part significative des Guatémaltèques ne tentent, ces dernières décennies, de s’en échapper [2]. Comme si, au final, une émigration par le bas, de « gens de peu », venait contrebalancer une immigration par le haut, séculaire celle-là, de nobles et de bourgeois venus nourrir les rangs des oligarchies locales.

À commencer, dès le 16ème siècle par les conquistadors espagnols, qui vont mettre sous leur coupe, pendant quelque 300 ans, des territoires habités jusque-là de peuples… préhispaniques. Une mosaïque de groupes ethniques plus ou moins importants (Cakchiquels, Mam, Quichés, Tz’utujils, Itzá…), en mouvement et en interaction plus ou moins conflictuelle eux aussi, que le colonisateur va désormais regrouper, dominer et exploiter sous l’appellation commune d’« Indiens… d’Amérique », puis, au mieux, d’« indigènes » [3].

C’est sous le « Royaume du Guatemala » – ou « Capitainerie générale du Guatemala », elle-même inclue dans la « Vice-royauté de la Nouvelle Espagne » qui couvre aussi le Mexique, la moitié des États-Unis et des Caraïbes, et… les Philippines – que s’est sédimentée la relative unité sociopolitique de l’Amérique centrale « historique », composée du Costa Rica, du Nicaragua, du Honduras, du Salvador et du Guatemala [4]. L’indépendance acquise vis-à-vis de la Couronne espagnole en 1821 par les élites locales « créoles », ces « Blancs nés aux colonies », va ouvrir les « Provinces unies d’Amérique centrale » (1821-1838) d’abord, puis chacun des cinq pays centro-américains, à d’autres appétits, influences et interventions.

Celles des États-Unis au premier chef. La formulation de la « doctrine Monroe » (1823) – du nom du 5e président états-unien – date de l’époque : « l’Amérique aux Américains ! ». Elle vise d’abord à tenir les Européens à distance du continent, mais exprime dans le même temps, par double sens géographique, les visées expansionnistes des États-Unis… d’Amérique. Même s’il faudra attendre les dernières décennies du 19ème siècle pour que le nouvel empire donne un caractère colonialiste, au-delà du Mexique, à la prophétie de James Monroe. Et entreprenne de se répandre militairement, politiquement et économiquement sur l’Amérique centrale en particulier, son désormais naturel et éternel « patio trasero » (backyard, arrière-cour).

Plus d’un siècle durant, les États-Unis vont y faire et y défaire les gouvernements, en fonction de leurs propres intérêts dans la région. Les intérêts de leurs entreprises et de leurs marchés. Celui de la banane par exemple, comme élément structurant de l’histoire contemporaine de l’Amérique centrale et de ses « républiques bananières ». Ou comme instrument de pénétration du capitalisme agroexportateur et de consolidation de la position de dépendance économique de l’isthme centro-américain à l’égard du Nord (voir l’excellent documentaire de Mathilde Damoisel, La loi de la banane, Arte, 2017). Celui du café aussi, sous la domination des « grandes familles » des oligarchies nationales, arrivées pour partie d’Europe entre 1850 et 1910. La communauté allemande guatémaltèque, surreprésentée à la tête de ce secteur d’exportation, en constitue sans doute l’exemple le plus visible.

La United Fruit Company (UFC), fondée en 1899 et rebaptisée Chiquita en 1989 pour masquer sa mauvaise réputation, va aller jusqu’à contrôler 75% du commerce mondial de la banane et… 65% des terres agricoles du Guatemala ! Au début des années 1950, à la tête d’un de ces gouvernements aux visées national-développementalistes qu’a connus l’Amérique latine de l’après deuxième guerre mondiale, le président guatémaltèque Jacobo Arbenz osera jeter les bases d’une « réforme agraire ». Réforme qui allait inévitablement affecter les affaires de la multinationale fruitière. Mal lui en prit, il sera renversé en 1954 par un coup d’État fomenté par la CIA états-unienne – dont le directeur était actionnaire de l’UFC – et remplacé par un régime militaire… qui se maintiendra au pouvoir pendant plus de trente ans.

Les stratégies réformistes étant barrées par les oligarchies, les militaires et les États-Unis, des mouvements révolutionnaires vont émerger dans la région, pour tenter de renverser l’ordre des choses. Les guérillas du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) au Nicaragua, du Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN) au Salvador, de l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque (URNG) au Guatemala vont défier les pouvoirs établis. Et ces derniers vont riposter au-delà de toute proportion, se rendant coupables de la mort de plus de 90% des centaines de milliers de victimes humaines, surtout civiles (et mayas au Guatemala ; massacres qualifiés d’« acte de génocide » par l’ONU), ainsi que du déplacement interne et externe de millions de Centro-Américain·es.

Seul le FSLN va parvenir à ses fins, en renversant en 1979 à Managua la dictature de la dynastie Somoza. Mais les États-Unis des présidents Ronald Reagan et George Bush, relayés au Guatemala par l’armée nationale, vont se prémunir militairement, sur fond de guerre froide aigüe mais finissante, d’une « contamination communiste » de l’Amérique centrale par effet domino. Pour, dans la foulée – l’URSS s’étant effondrée entretemps –, amener les révolutionnaires à accepter de quitter le pouvoir (au Nicaragua en 1990) ou à signer des « accords de paix » avec les autorités officielles (au Salvador en 1992, au Guatemala en 1996).

Las, la quasi non-application de ces accords de paix va laisser intactes les causes des conflits armés et de cette première grande explosion de l’émigration centro-américaine. L’ONU elle-même en fait état, notamment dans son rapport « Guatemala, memoria del silencio » (Commission pour la clarification historique, UNOPS, 1999). « L’injustice structurelle, la fermeture des espaces politiques, le racisme, l’approfondissement d’un cadre institutionnel excluant et antidémocratique, ainsi que la réticence à promouvoir des réformes substantielles » sont, à ses yeux (et aux nôtres), les facteurs qui déterminent en profondeur tant l’origine des mouvements révolutionnaires et des confrontations passées que le mécontentement social et l’exode actuels. Mécontentement social et exode qui ne vont donc pas s’interrompre avec le désarmement des guérillas. Au contraire.

Ce que les politologues appellent « la normalisation démocratique » de l’Amérique centrale et du Guatemala en particulier, au sortir des dictatures militaires et des guérillas révolutionnaires, s’apparente au double processus de libéralisation politique et économique que traverse l’ensemble du continent à la fin du siècle dernier. Avec des résultats décevants, particulièrement au Guatemala.

Sur le plan politique d’abord. Si la fin de la guerre est un acquis de la période, la démocratisation ne sera, elle, que de façade. Formelle, superficielle, électorale. Et encore. La faiblesse des institutions, « ajustées structurellement » par les politiques du Consensus de Washington – privatisations, libéralisation, dérégulation –, est patente. Accointances renouvelées entres élites politiques et économiques, persistance des dominations oligarchiques, pouvoirs néopatrimonialistes et dérives criminelles diverses.

Volatilité politique record, également : les dix élections présidentielles tenues au Guatemala depuis le retour d’un pouvoir civil ont accouché de présidents issus de dix partis différents (!), mais invariablement soutenus – sauf sans doute pour le dernier, l’inattendu Bernardo Arévalo, élu en 2023 [5] – par l’un ou l’autre secteur de l’oligarchie et des forces armées. La tenue même de ces rendez-vous électoraux fait problème. Des règles viciées, des candidatures empêchées, des registres douteux, des taux de participation fragmentaires, des campagnes d’achat de votes, des populations délaissées, des comptages sous influence… Ensuite, chaque nouvelle administration assure, à quelques inflexions près, la continuité conservatrice et (ultra)libérale des politiques nationales et l’absence d’options de changement mobilisatrices, ruinant le sens démocratique des « alternances » électorales.

« Le pacte des corrompus », c’est de cette sentence sans équivoque que les organisations sociales guatémaltèques qualifient depuis quelques années déjà, la collusion d’intérêts économiques, politiques et militaires puissants qui occupe la tête de « l’État-butin » et assure l’impunité de ses forfaits mafieux par l’épuration des institutions judiciaires. Les ficelles sont tellement grosses, les irrégularités tellement visibles, les compromissions avec le « crime organisé » tellement indéniables, que la « communauté internationale » elle-même, Washington en tête, fait régulièrement état de ses « vives préoccupations ». Seule, le temps d’une parenthèse entamée en 2007, la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG) est parvenue à secouer le cocotier – en investiguant et condamnant plusieurs hauts dignitaires –, avant de se voir, dix ans plus tard, expulsée du pays puis dissoute par le président Jimmy Morales. (…)

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