Haïti : recommencer la révolution (Frédéric Thomas / CETRI)

Les Haïtien·nes ont une nouvelle fois manifesté contre le président « de facto » Jovenel Moïse. Au-delà du calendrier électoral et référendaire qu’il veut imposer, avec le soutien de l’international, c’est la reproduction d’un pouvoir inégalitaire et subalterne qui est rejeté. Amorce d’un recommencement de la révolution haïtienne ?

Combat et prise de la Crête-à-Pierrot, gravure de 1839 illustrant l’un des événements marquants de la révolution haïtienne. (Auguste Raffet)

Analyse, par Frédéric Thomas, chercheur
au CETRI, Centre tricontinental.

Hier, les Haïtien·nes étaient à nouveau dans la rue pour manifester leur colère. La date est hautement symbolique, à la veille du 29 mars, anniversaire de la promulgation de la Constitution de 1987, qui a consacré le renversement de la dictature des Duvalier un an plus tôt. Une Constitution que le président « de facto » Jovenel Moïse entend justement changer en organisant un référendum, fin juin, suivi, à l’automne, par des élections. Mais, au-delà du refus de ces consultations, c’est la reproduction d’un pouvoir inégalitaire et subalterne qui est rejeté.

En 1804, la révolution haïtienne fut le lieu et la formule d’un « bouleversement impensable » [1], qui renversa les rapports matériels et symboliques du vieux monde. Des anciens esclaves battirent les troupes napoléoniennes, s’affirmèrent libres et égaux, déréglèrent le jeu des puissances impériales. Mais, d’emblée, ce souffle émancipateur trébucha sur la triple conjonction du système des plantations, de l’international et de la nouvelle élite locale. La matrice coloniale a été recodée, plutôt qu’anéantie. Au point de configurer, deux siècles plus tard, l’ordre avec lequel les Haïtien·nes veulent en finir.

L’ordre et le chaos

La difficulté à comprendre la situation haïtienne provient beaucoup moins d’un manque d’informations que de la mise à mal du registre narratif dominant. Ce dernier présuppose, en effet, un Occident démocratique et efficace, appelé à l’aide par une population courageuse, mais brouillonne et désorganisée, en prise avec un État du Sud, naturellement corrompu et autoritaire. Le juste combat du peuple birman est, en ce sens, directement compréhensible car il répond aux canons de notre lecture du monde. Mais, Haïti constitue l’antithèse du prisme birman : les « gentils » et les « méchants » ne sont pas à leurs places, l’autoritarisme est du mauvais côté, et nous avec. Qui plus est, les Haïtien·nes ne nous demandent pas de les sauver, mais bien d’arrêter de soutenir un pouvoir qui les écrase. C’est à ne plus rien comprendre.

Si, par sa prétention, Jovenel Moïse constitue une énigme psychologique, il serait erroné de le réduire à un cas individuel, plus ou moins farfelu ou exotique. Il convient, au contraire, d’y voir le marqueur d’un moment où se conjuguent les rapports entre divers protagonistes et intérêts. De même, ne voir dans sa politique qu’une dérive autoritaire aveugle et toute personnelle revient à passer à côté des conditions et fonctions de cet autoritarisme. En réalité, jusque dans son incohérence et son bilan catastrophique, Jovenel Moïse est représentatif d’une configuration particulière. Mais celle-ci est brouillée par une rhétorique de défense de la démocratie et de lutte contre l’élite.

Le changement auquel aspire la population est du côté du désordre ; la farce électorale mise en œuvre par un régime autoritaire et corrompu, du côté de la stabilité. Et la stabilisation est le nom donné à l’hypothèque de toute transformation profonde. Au revers du soutien international, se lit le refus de voir les Haïtien·nes comme des actrices et acteurs autonomes, à qui il revient de décider du sort de leur pays. Dans cette fausse dialectique de l’ordre et du chaos se jouent les conditions de reproduction d’une matrice de relations de dépossession et de subordination.

S’opère ainsi un retournement narratif : alors qu’un président, illégal et illégitime, parle d’ordre démocratique, la majorité de la société civile refuse la routine électorale, et revendique une transition qui ouvre la voie au désordre. D’où le caractère non directement assimilable du conflit social haïtien dans le discours convenu. En comprendre les enjeux suppose d’interroger les mots sous leur patine, de se défaire des lunettes du pouvoir et du regard néocolonial, et d’entendre ce que les Haïtien·nes (nous) disent. Cela suppose en retour de briser le complot de silence et de bavardage diplomatique international.

On a beau savoir que l’ONU est une assemblée d’États où se manifestent les marchandages et rapports de force, ne se faire aucune illusion sur la « communauté » internationale, elle arrive pourtant encore à nous surprendre… et à nous décevoir. Ce mercredi 24 mars encore, le Conseil de sécurité appelait à organiser « de toute urgence les élections législatives libres, justes, transparentes et crédibles », et exhortait tous les acteurs « à mettre leurs divergences de côté » et à « collaborer de manière constructive » [2]. Bref, à cesser de réclamer justice, et de s’opposer aux élections et à Jovenel Moïse, mais plutôt de coopérer avec celui-ci.

Les rapports de l’ONU et les déclarations de la diplomatie, aussi précis et dénonciateurs qu’ils puissent parfois être, s’apparentent à de faux témoignages. Ils adoptent la position d’un public, plus ou moins empathique ou indifférent selon les cas, face au spectacle. La responsabilité de l’international n’est jamais engagée et la situation haïtienne apparaît comme un grouillement aperçu depuis la fenêtre d’un avion. Ce n’est pas seulement que ses déclarations se vident de sens à force d’être laissées en suspens, coupées de tout effet, mais bien qu’elles sont prononcées pour ne pas avoir à agir autrement qu’on l’a toujours fait ; en demeurant ce spectateur·rice, régulièrement obligé d’intervenir pour remettre un peu d’ordre dans ce chaos. Tant ce poste d’observation que cette action sont faussés et participent d’une interaction permanente à l’origine de la crise actuelle.

Certes, la mauvaise foi et le caractère mensonger du discours diplomatique n’empêchent pas le cynisme. Et le mépris aux relents racistes et néocoloniaux tend à les confondre. Mais, pour absurde et idéologiquement biaisé qu’il soit, ce récit n’en témoigne pas moins de postures réelles, et remplit une fonction matérielle. La question est moins de savoir alors si ces gens arrivent à croire à ce qu’ils disent, que de se rendre compte que ce serait le commencement de l’effondrement de leur monde s’ils en venaient à ne plus (se) mentir.

Ce n’est pas la question de la démocratie « formelle » qui est en jeu ici, tant les formes et formalités sont absentes ou corrompues. Même à s’en tenir au formalisme le plus superficiel, les conditions d’élections libres et transparentes ne sont pas réunies. Le conseil électoral provisoire est aux mains du pouvoir, près de 40% des électeur·rices (quelque 2,5 millions de personnes) risquent de ne pas être enregistré·es sur les listes, et certaines des plus importantes circonscriptions électorales sont sous la tutelle des gangs armés [3]. À cela, il convient encore d’ajouter la polarisation de la société, la défiance généralisée envers les institutions et un rejet massif de la population. (…)

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