L’inquiétant panorama des médias au Brésil (Mélanie Toulhoat, Nils Solari / Acrimed)

La question des médias au Brésil est au carrefour de nombreux enjeux. Collusion avec les pouvoirs politique, économique, religieux, hyperconcentration, corruption… Dans un entretien en trois volets, Mélanie Toulhoat, chercheuse en histoire contemporaine, dresse un panorama particulièrement préoccupant du paysage médiatique brésilien 

Chapitre 1 : la mainmise oligarchique

Cette première partie revient sur la concentration du secteur médiatique brésilien et la faiblesse du secteur public. Propos recueillis par Nils Solari.

Une étude menée en 2017 [2] faisait le constat d’un champ médiatique très fortement concentré au Brésil, à l’image de ce que Franck Gaudichaud décrivait pour le Chili. Dans un article sur le site de l’INA, vous rappeliez que « cinq groupes ou individus y possèdent plus de la moitié des 50 médias (TV, radio, presse écrite) » et que cette concentration s’est opérée durant la dictature militaire (1964-1985). À ce sujet, vous employez le terme de « coronélisme électronique ». Pourriez-vous nous en dire plus ?


Le « coronelismo eletrônico », ou « coronélisme électronique », est un concept inventé par des chercheurs en communication à la fin des années 1990 pour désigner le phénomène de possession et d’instrumentalisation, par les élites politiques et économiques locales, de moyens de communication comme les chaines de télévision ou les stations de radio, dans les états fédérés ou à l’échelle des pouvoirs municipaux.

L’article du journaliste Luiz Antonio Magalhães, paru en 2009 sur le site de l’Observatorio da Imprensa (observatoire de la presse brésilien) est vraiment très éclairant à ce sujet. Il évoque l’exemple de José Sarney, affilié au Parti du mouvement démocratique brésilien [3], ancien président du Brésil (1985-1990) puis président du Sénat fédéral (2009 – 2013)… et dont la famille possède tout un réseau de télécommunications dans l’État du Maranhão, mis à profit pour affaiblir ses rivaux au niveau politique.

Pour comprendre les mécanismes du coronelismo eletrônico, il est intéressant de revenir en arrière et à son étymologie. Le concept de coronelismo est issu du terme « coronel » (colonel en français). C’est une pratique vraiment ancrée dans le système politique, social, économique et culturel brésilien, caractéristique de la fin du XIXème siècle et des premières années de la Vieille République [4]. Elle est liée à la participation croissante des grands propriétaires terriens dans la vie politique du pays : les membres de cette oligarchie agroexportatrice ont reçu des distinctions (d’où le terme de colonel) en échange de leur fidélité à l’Empire du Brésil puis à la République, et de leur contribution au maintien de l’ordre social.

À l’échelle locale, cela donnait une situation où des colonels avaient le contrôle des forces de police, s’en servaient pour assurer leurs intérêts privés et employaient la force pour influencer les élections dès les débuts de la Vieille République. Le coronelismo se base donc sur un système qui allie clientélisme, corruption et copinage, et qui a vraiment permis la conservation du pouvoir politique entre les mains des mêmes grandes familles, jusqu’à l’essor de nouvelles forces politiques, dans les années 1920- 1930. (…)

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Chapitre 2 : un « coup d’État » médiatique ?

Cette seconde partie revient sur les ingérences médiatiques dans les luttes politiques ainsi que la question des « fausses nouvelles ». Propos recueillis par Nils Solari.

De la destitution de Dilma Rousseff en 2016, à la présidence de Michel Temer qui s’en est suivie, en passant par la mise en détention de Lula en 2018 et finalement l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro l’année suivante, comment peut-on qualifier l’attitude des grands groupes de médias brésiliens dans l’accompagnement – voire la promotion, de ces différents mouvements ? Rita Freire, dans une interview avec l’association Autres Brésils [2] , n’hésite pas à parler de censure et pointe notamment le rôle d’O Globo, principal groupe médiatique brésilien, dans le mauvais traitement réservé aux mobilisations sociales ou aux actions de campagne du Parti des Travailleurs. Qu’en pensez-vous ?


Le rôle des empires médiatiques conservateurs dans la destitution de la présidente Dilma Roussef est largement attesté, comme il l’est également pour la destitution du président João Goulart en 1964 et l’organisation du coup d’État militaire [3]. La chercheuse brésilienne Maria Eduarda da Mota Rocha y revient dans ses travaux et nombre d’interviews qu’elle a données, notamment pour la radio française. Elle met en particulier l’accent sur les difficultés que pose la grande concentration des médias pour l’exercice d’une démocratie pleine et entière au Brésil.

Maria Eduarda da Mota Rocha a montré, en analysant de très nombreuses éditions du Jornal Nacional, le journal télévisé du soir sur la télévision O Globo, comment ce média a contribué à la construction d’un récit justifiant l’écartement du pouvoir de Dilma Rousseff, une présidente pourtant élue démocratiquement en 2014 sous les couleurs du Parti des Travailleurs (PT), tout en passant sous silence les intérêts politiciens des deux grands partis opposés au PT [4]. Récit selon lequel Dilma Roussef aurait commis un crime de responsabilité justifiant la mise en branle du processus du mécanisme de destitution. Depuis lors, la commission « Constitution et Justice » du sénat Brésilien a conclu qu’il n’y avait aucune preuve d’un tel crime, d’où le terme qui a ensuite été utilisé de « coup d’État parlementaire ». (…)

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Chapitre 3: alternatives et résistances

Cette troisième partie revient sur les tentatives de réforme du secteur médiatique ainsi que les résistances et médias alternatifs. Propos recueillis par Nils Solari.

Lors du mandat de Lula, puis celui de Dilma Rousseff, des chantiers de réforme avaient été envisagés pour tenter de démocratiser le secteur médiatique brésilien et améliorer la programmation culturelle. Pouvez-vous détailler ces tentatives de réforme, dont les enjeux peuvent être colossaux dans ce « pays-continent », et préciser ce qui explique selon vous, que ces réflexions n’aient pas abouti, pour ne pas dire qu’elles ont été totalement abandonnées ?

Les gouvernements du Parti des Travailleurs (PT) sous les présidences de Lula et Dilma Rousseff ont mené d’importantes réformes économiques et sociales au Brésil ; ils ont tenté, dans ce cadre, de faire évoluer les politiques de communication et de réformer le secteur médiatique brésilien, mais sans vrai résultat. Comme le rappelle Maria Eduarda da Mota Rocha dans une interview pour la revue Eptic en 2018, un élément important de contextualisation est que le PT est un parti politique proche des classes moyennes, une majorité de ses cadres étant recrutés dans ces catégories (universitaires, issus des mouvements sociaux etc.), et une petite partie étant recrutée parmi les classes populaires. Malgré cette prédominance des classes moyennes, le PT n’a jamais incarné une option pour les secteurs conservateurs et oligarchiques, qui sont pour la plupart au pouvoir aujourd’hui.

La réforme des moyens de communication annoncée par Lula aurait pu représenter une vraie menace pour ces secteurs. Mais de fait, les grands monopoles médiatiques n’ont jamais été réellement attaqués par le PT. Pourtant, dès l’année 2002 lors de la campagne électorale, celui qui n’était alors encore que le candidat Luiz Inácio Lula da Silva avait introduit dans son programme un projet de démocratisation des moyens de communication. Dans les faits, ce vaste chantier n’a pas vraiment été entrepris par les gouvernements du PT, même s’ils ont tout de même tenté de mettre en place certains projets. L’Entreprise Brésilienne de Communication (EBC), par exemple, a été créée en 2008 et a représenté un vrai premier pas vers la mise en place d’un secteur public des médias au Brésil, éloigné des objectifs de profit et d’influence caractéristiques des grands médias privés. (…)

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