🇧🇷 Résister à l’agrocapitalisme au Brésil et construire un féminisme du bien-vivre (Héloïse Prévost / Contretemps)


La sociologue féministe Héloïse Prévost décrit et analyse l’une des plus massives et originales mobilisations de femmes paysannes d’Amérique latine : la Marche des Margaridas au Brésil. Cette lutte de résistance à l’agrocapitalisme et au patriarcat place au cœur des mouvements populaires brésiliens la revendication du bien-vivre, de l’agroécologie, des féminismes et de la réforme agraire, tout en tissant des liens (parfois en tension) avec la gauche du pays et, particulièrement, avec le Parti des travailleurs et Lula Da Silva, de retour au pouvoir après le mandat tragique et désastreux de l’extrême-droite de Jair Bolsonaro.


La plus importante mobilisation de femmes du Brésil et de l’Amérique latine, la Marche des Margaridas, s’est tenue les 15 et 16 août derniers à Brasília. Une mobilisation de femmes rurales. Cette marche a lieu tous les quatre ans depuis les années 2000. Les Margaridas réinventent les façons de faire politique, d’œuvrer au quotidien, dans les territoires comme dans les espaces politiques. L’agroécologie et le soin, à l’environnement et aux personnes, sont au cœur du « féminisme du bien-vivre » qu’elles revendiquent et construisent. Résister et r-exister. Leur action va de la résistance à l’agrocapitalisme et aux violences, à la négociation et la co-construction de politiques publiques, telles que la promotion de la réforme agraire, l’accès au crédit et à la terre pour les femmes. Grâce à elles, le Brésil a été le premier pays à instituer une politique publique pour l’agroécologie, en 2011. Surtout, elles œuvrent depuis les territoires, en déployant et politisant le care[1] au quotidien. Un exemple d’« utopie réelle » féministe écologiste.

La Marche des Margaridas porte son nom en femmage à Margarida Maria Alves, première femme présidente de syndicat au Brésil. Cadette d’une fratrie de neuf enfants et originaire de l’État Paraíba dans le Nordeste, Margarida Alves a été expulsée de ses terres par des propriétaires fonciers. A la tête du syndicat de sa ville, elle a lutté pour les droits du travail pendant la dictature militaire. Margarida Alves a été assassinée le 12 août 1983 par des hommes armés engagés par de grands propriétaires terriens.

La Marche est née en 2000 pour défendre les droits des travailleuses rurales et combattre le sexisme. Les premiers chants militants encourageaient les femmes à « sortir de leur cuisine », à « venir prendre leur place » en politique. Durant cette décennie, les mobilisations de femmes paysannes se sont multipliées, dénonçant le modèle agroalimentaire au service du capital international et adopté par le gouvernement brésilien. La lutte initiale pour la reconnaissance comme travailleuses rurales, pour l’accès aux droits et aux politiques publiques, a évolué dans les années 2000 vers la construction d’un projet de société intégrant le féminisme, l’agroécologie, la souveraineté alimentaire.

Aujourd’hui, les Margaridas sont « unies pour construire un féminisme du bien-vivre ». L’approche du « bien-vivre » des Margaridas se distingue d’autres expériences latino-américaines de « buen vivir» et développe un féminisme pensant, politisant et pratiquant le care. L’agroécologie, comme pratique et projet politique, est un pilier de ce féminisme. La notion d’agroécologie désigne bien entendu la production d’aliments sains, la préservation des semences et des écosystèmes, la promotion de la sécurité alimentaire. Mais il s’agit également d’un ensemble de formes sociales, politiques, économiques qui construisent le territoire et la politique. C’est une façon de prendre soin de l’environnement, de le réparer, et de prendre soin des personnes, d’échanger des savoirs, de renforcer les droits des populations rurales, de construire des marchés de producteurs et productrices ; en somme, de faire politique au quotidien. Ce bien-vivre s’inscrit dans un double mouvement : résister et r-exister[2], depuis les territoires.

La praxis construit le projet global. Il s’agit de penser le pouvoir d’en bas, par le faire, depuis les territoires. Par exemple, la production d’aliments sains œuvre pour la sécurité alimentaire, la préservation des semences et de la sociobiodiversité[3]. Ce sont les populations et les territoires ruraux, dans leur diversité, qui sont au cœur du projet de r-existence : « On a mis 40 ans pour récupérer la forêt comme elle était avant d’être détruite et brûlée. Il y a des arbres fruitiers natifs comme le murici, qui sont en extinction car à l’époque des patrons, ils ont tout déforesté. Nous, on fait des potagers pour récupérer, pour préserver. »[4]

Le soin, à la terre, aux arbres, aux plantes, s’articule au soin aux autres et au soin pour soi : « Mon potager est très important […] Car c’est ici que nous avons nos racines. C’est notre histoire. On se rencontre pour discuter. Ici, on est très heureuses. Pour moi, mon potager ça représente tout. »

Une solidarité entre femmes permet à certaines de retrouver une autonomie par l’intégration à des projets d’agroécologie : « L’agroécologie, ça me redonne une dignité, ça m’offre de quoi survivre et ça me renforce, ça me réinsère dans la société. Une chose en entraîne une autre. Je vais au réseau de femmes agricultrices, je vais aux rencontres territoriales d’agroécologie, aux rencontres nationales. Ça donne du pouvoir. »

Résister et produire. Semer, planter, travailler la terre, cueillir : « ce processus construit la vie » affirment les Margaridas. « L’agro-industrie a un projet de mort qui porte la pauvreté, la violence, la maladie, qui fait dépérir la terre ». Le prendre soin et l’agroécologie sont les fondements de l’acte politique au cœur de la transformation sociale.

Ce projet de vie ne répond pas aux injonctions de « modernité », d’achats frénétiques d’objets et de consommation de loisirs pour compenser le temps passé au travail salarié pour le compte d’autres priviligié-es. Il s’agit d’un acte pour soi, pour sa communauté et sa famille, pour les terres défendues. Maria Emilia Pacheco, militante féministe, anthropologue et membre de l’ONG environnementaliste FASE défend ainsi l’idée que l’agroécologie développe, non pas une « économie de la subsistance » mais bien une « économie de l’existence ».

Cette économie est construite sur des pratiques qui conduisent à cultiver des relations de réciprocité, basées sur la solidarité, la responsabilité et l’intégrité : « On va vendre sur le marché mais, entre nous, on s’échange. Par exemple, Flor a beaucoup de maracuja mais pas de noix de coco. Alors moi j’amène le coco et elle le maracuja. Je trouve que ça nous renforce beaucoup. »

Le bien-vivre comme axe de lutte mise sur la construction d’une société du care.  L’objectif est la durabilité de la vie. La vie au centre. C’est par ce mouvement de la marge au centre, ce renversement de paradigme, que se construit une société féministe du bien-vivre. Les Margaridas rappellent qu’« il n’y a pas d’agroécologie sans féminisme ».

Qu’entendent-elles par-là ? Si l’agroécologie est défendue comme une transformation écologique et sociale, elle doit combattre l’inégale distribution des ressources, l’inégale division sexuelle du travail, la non reconnaissance de la contribution des femmes aux savoirs environnementaux. Elle doit inclure la lutte contre les violences faites aux femmes et la promotion de l’autonomie et de la participation politique des femmes. Et cette construction de l’agroécologie, elles ne la laissent pas aux autres, et encore moins aux hommes politiques. Elles en sont les actrices. (…)

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Cet article paraît simultanément sur les sites des revues Terrestres et Contretemps.


Pour rappel, voir Margaridas en marche dans la plus grande mobilisation des femmes d’Amérique latine (Capire / Le Courrier) (29 août 2023)