🇸🇻 Salvador. Le stade Bukele du spectacle (Frédéric Thomas / CETRI)


À l’heure où les fantasmes de l’ordre reviennent avec force en France, un détour peut être riche d’enseignements. Le succès de la guerre contre les gangs armés au Salvador et la figure du président salvadorien, Nayib Bukele qui a mis en œuvre cette militarisation, interrogent. Une stratégie de communication régit cette politique et emprunte principalement une triple voie : celle de l’information, celle du droit et celle du visuel.

Nayib Bukele lors de l’investiture de son 2e mandat, 1er juin 2024
(Photo : Eduardo Santillán Trujillo, Presidencia de la República del Ecuador)

Qui n’a pas vu ces images de prisonniers, torses nus, tatoués, la tête courbée, assis en file indienne, entourés de militaires ? La scène a fait le tour du monde, attirant l’attention sur le Salvador et sur son président, Nayib Bukele. En quelques années, dans ce petit pays d’Amérique centrale, l’un des plus violents au monde en raison des exactions des maras, les gangs armés, le taux d’homicides a été réduit de plus de moitié. La stratégie de la militarisation mise en place par Bukele serait donc gagnante et vaut à celui qui se présente comme « le dictateur le plus cool du monde » une grande popularité. Ce succès ainsi que la figure de ce chef d’État interrogent.

Une stratégie de communication régit la militarisation politique qui se manifeste au Salvador et dans d’autres pays de la région. Elle emprunte principalement une triple voie : celle de l’information, celle du droit et celle du visuel.

La guerre menée contre les maras est aussi une guerre de l’information. Et, jusqu’à présent, Bukele a gagné sur ces deux fronts. Il a en effet réussi à imposer son récit. Au point qu’on parle de « modèle Bukele » : « un mixte toxique de la montée de la violence et de la soif de popularité de leaders politiques a créé de nombreux admirateurs » de celui-ci sur tout le continent latino-américain. Les critiques au Salvador même sont rares et réprimées, tandis qu’au niveau international, elles se cantonnent le plus souvent à regretter le « coût » de ce succès en termes de violations des droits humains et d’érosion de l’État de droit. De la sorte, on entérine le narratif dominant, en occultant les failles et les contradictions.

À l’encontre de ce que Bukele ne cesse d’affirmer, il semble bien qu’en secret, le gouvernement ait eu et continue d’avoir des négociations avec les chefs des bandes armées. Le recul de la criminalité serait dès lors dû à divers facteurs et pas uniquement à la stratégie de la militarisation et de la « mano dura ». De plus, au vu de l’opacité du régime et du contrôle de l’information – sur le nombre d’homicides notamment –, il n’est guère évident de mesurer ce succès ni ses contours. Pas plus qu’il n’est encore possible de précisément évaluer cette politique au regard des violations des droits humains, de la corruption – dont nombre d’indices indiquent qu’elle a explosé – et de la mise à mal des libertés. N’y voir que de malheureux dégâts collatéraux ou des « excès », certes regrettables mais qui ne remettent pas en cause la légitimité et le succès de cette stratégie de la militarisation, revient à consacrer le récit dominant et à normaliser la violence.

En réalité, les organisations sociales, les ONG de droits humains, les journalistes sont la cible directe et première de la militarisation. Dans un contexte où l’information est devenue un enjeu de pouvoir, validant ou invalidant le succès de la stratégie poursuivie, le contrôle des médias et du narratif participe plus globalement du contrôle social et politique mis en place par le gouvernement salvadorien. Ce dernier intimide (chilling effect), censure ou criminalise tout espace de production d’une critique, d’un contre-récit, qui est disqualifié et combattu en tant que lieu de désinformation, de démoralisation ou de divulgation d’éléments « secret défense ». Bref, en tant que facteur de désordre qui, en remettant en cause le monopole du récit public légitime, soutient l’ennemi et contrevient à l’effort de guerre.

Le parallèle doit être fait avec l’état d’urgence. Promulgué en mars 2022 comme une mesure ponctuelle face à la crise due à l’explosion de la criminalité, il a été renouvelé une trentaine de fois et demeure toujours d’application. L’exception est la règle. De la même manière que la figure de l’ennemi principal – les gangs armés – tend à s’étendre et à se démultiplier dans les postures critiques des syndicalistes, féministes, paysans, journalistes, etc., l’état d’urgence tend à s’étendre dans le temps et à s’autolégitimer. Ainsi, alors que ce qui était à son origine et l’avait justifié – la montée de la violence – a considérablement été réduit, il reste de vigueur et rien ne semble indiquer qu’il puisse être levé prochainement.

Enfin, la durabilité de la victoire sur les gangs armés est fragile, dans la mesure où les racines socio-économiques de la criminalité demeurent intactes et l’économie du pays vacillante. D’autant plus vacillante que Bukele est empreint d’une vision néolibérale et qu’il a fait du Salvador le premier pays au monde où le bitcoin est une monnaie légale. Les questions de pauvreté et d’inégalités, de dépendance et de corruption, de justice et d’impunité, de légalité même – Bukele a contourné la constitution pour se présenter aux dernières élections qu’il a gagné – se sont avantageusement diluées dans la militarisation. Ne risque-t-on pas, dès lors, de faire face à un retour du refoulé et, avec lui, à une nouvelle explosion de violence dans les prochains mois ou années, mettant à nu les limites et contradictions de la stratégie poursuivie ?

Cette guerre contre les gangs est également une guerre visuelle. Une autre image de la présidence de Bukele a fait le tour du monde : celle de militaires dans l’hémicycle parlementaire pour intimider les députés et les pousser à approuver une décision de l’exécutif. Il s’agit là de la dimension la plus visuelle de la militarisation : celle du kaki washing. On désigne par-là l’utilisation des forces armées comme stratégie de communication politique, afin de projeter sur le gouvernement l’image associée aux vertus et aux valeurs que les militaires inspirent : honnêteté, efficacité, attachement à l’intérêt général [4].

Ce phénomène est particulièrement présent en Amérique latine. Cette croyance est largement idéologique et ne résiste pas aux faits : les scandales de corruption n’ont pas épargné les forces armées. Mais il faut comprendre le prestige des militaires au regard de la défiance envers une classe politique clientéliste et corrompue, dans un contexte mondial d’émergence de nouvelles droit. (…)

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