L’Amérique Latine, les gauches et les luttes pour le droit à l’avortement (Frédéric Thomas / CETRI)


Le 21 février dernier, la Cour constitutionnelle colombienne a dépénalisé l’avortement. Cette décision marque une avancée indéniable du mouvement féministe colombien et résonne dans tout le continent latino-américain.

Colombie, 21 février 2022 / (Photo : Juliana Martínez Londoño)

Le 21 février 2022, la Cour constitutionnelle de Colombie, par cinq voix contre quatre (dont trois femmes), votait la dépénalisation de l’avortement jusqu’à 24 semaines de grossesse. Depuis 2006 (auparavant, il était totalement interdit), l’avortement, comme dans la plupart des pays latino-américains, n’était autorisé qu’en cas de viol, de mise en danger de la vie de la mère, et si le fœtus n’était pas viable [1]. Si cette décision marque, sans conteste, une avancée majeure pour le mouvement féministe, le plus dur est à venir.

La Colombie est ainsi devenue, avec le Royaume uni, l’un des pays au monde avec le délai le plus long pour recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG) [2]. Dans la majorité des autres États, à l’exception notamment des Pays-Bas (22 semaines) et de la Suède (18 semaines), lorsque l’IVG est légale, elle est limitée au premier trimestre de la grossesse. En Belgique, un projet de loi, introduit en 2019, afin de dépénaliser totalement l’IVG et d’étendre la limite de 12 à 18 semaines de grossesse, a été mis entre parenthèses pour ne pas indisposer l’un des membres, le CD&V, de la coalition gouvernementale [3].

Le 28 septembre est devenu la Journée internationale pour le droit à l’avortement. La situation au niveau mondial est contrastée. L’IVG reste encore totalement interdite dans une quinzaine de pays. L’image globale de pays du Sud rétrogrades face à un Occident progressiste est cependant à corriger. De fait, l’IVG est interdite ou limitée à des cas spécifiques (viols, fœtus non viable, risques encourus par la mère, et, plus rarement, raisons économiques) dans l’ensemble de l’Amérique latine, de l’Afrique et d’une partie de l’Asie [4]. Mais elle est autorisée en Afrique du Sud depuis 1996, alors qu’elle n’est devenue légale en Irlande qu’en 2019, et l’avortement est très accessible en Chine, tandis qu’il est totalement interdit à Malte.

Surtout, loin de s’inscrire dans une ligne ascendante et continue, le droit à l’avortement est confronté à des vents contraires. Ainsi, un arrêt du Tribunal constitutionnel polonais a restreint encore plus l’accès déjà très réduit à l’IVG, en 2020, tandis que le parlement du Bénin a voté une loi en novembre 2021, légalisant l’avortement dans un large éventail de circonstances [5]. Le cas polonais participe d’une tendance mondiale. Ces dernières années, sous la pression de droites réactionnaires et des institutions religieuses [6], le droit à l’avortement a, en effet, été mis sous pression, voire restreint, comme dans plusieurs États nord-américains, en Slovaquie, au Salvador et au Nicaragua.

Colombie – Amérique latine : aller-retour

La Colombie est devenue le cinquième pays du continent – avec l’Uruguay, Guyana, l’Argentine et Cuba, qui occupent une place particulière, puisque l’avortement y est dépénalisé depuis 1965 [7] – à permettre l’interruption volontaire de grossesse. L’IVG est également légale dans la ville de Mexico et dans trois États mexicains. À l’autre bout du spectre, elle est totalement interdite au Salvador, au Honduras, au Nicaragua, en République dominicaine et en Haïti [8]. La décision prise par la Cour constitutionnelle colombienne s’inscrit dans une lame de fond à la fois nationale et continentale.

C’est suite à une demande d’organisations féministes, relayées par des mobilisations dans la rue, que la Cour constitutionnelle a dû se positionner. Et le pays, ouvrir les yeux sur la situation des femmes. Plus d’un avortement sur cinq concerne des mineures d’âge, qui représente 24% des personnes condamnées [9]. Or, le confinement dû à la pandémie a accentué la vulnérabilité des mineures : le nombre d’enfants nés de filles de moins de 14 ans, entre octobre et décembre 2021, en Colombie, a augmenté de près d’un tiers par rapport à la même période en 2020 [10].

Si le mouvement féministe a célébré comme il se doit cette victoire, il a réaffirmé que le plus dur reste à faire : assurer l’application du droit, développer une (contre-)pédagogie effective, et garantir l’accès à l’avortement [11]. Outre la stigmatisation, encore très forte, l’opposition du politique – le président Iván Duque a une nouvelle fois manifesté son rejet d’une dépénalisation – et des milieux médicaux (première source de dénonciation) constitue un obstacle majeur. Et, en Colombie, comme ailleurs sur le continent, l’accès à l’IVG est plus entravé, et la criminalisation plus forte, pour les femmes pauvres, en milieu rural, et afrodescendantes. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle a exhorté les parlementaires à légiférer pour défendre les droits des femmes.

Mais cette avancée légale est en résonnance avec la « vague verte » – de la couleur des foulards que brandissent les féministes – qui secoue l’Amérique latine ces dernières années. Le changement en Colombie intervient, en effet, un peu plus d’un an après le vote historique de l’Assemblée argentine d’autoriser l’avortement. Au cours des débats, des milliers de femmes entouraient l’enceinte parlementaire, et la puissante mobilisation résonnait au-delà des frontières nationales. Quelques mois plus tard, en septembre 2021, la Cour suprême de justice au Mexique déclarait la pénalisation de l’avortement inconstitutionnelle, ouvrant ainsi la voie à un changement législatif. Autant de signes que les choses seraient en train de changer en Amérique latine ? (…)

Retour à gauche et opportunités féministes

La décision de la Cour constitutionnelle colombienne est d’autant plus emblématique qu’elle intervient dans un pays traditionnellement marqué très à droite, et à un moment clé, en pleine campagne électorale, à quelques semaines seulement d’élections parlementaires (le 13 mars) et présidentielles (le 29 mai) où le candidat de gauche, Gustavo Petro, est annoncé gagnant. Si tel devait être le cas, se préciserait ainsi un nouveau virage post-néolibéral, après la Bolivie, le Pérou, le Chili, le Honduras, et avec la perspective que Lula da Silva – lui aussi en tête des sondages – puisse revenir au pouvoir, au Brésil, en octobre 2022 [12].

Cet éventuel retour à gauche sera-t-il synonyme d’avancées dans l’accès à l’avortement ? Rien n’est moins sûr au regard de l’expérience passée du tournant progressiste emprunté par une grande partie de l’Amérique du Sud au début de ce millénaire. En effet, les avancées réelles en termes de lutte contre la pauvreté et les inégalités, d’accès aux services sociaux de base, qui se sont répercutées directement sur les rapports sociaux de genre, ne se sont pas traduites par des changements notables en ce qui concerne les droits sexuels et reproductifs. L’Uruguay fut le seul pays, sous le gouvernement de Pepe Mujica, en 2012, à légaliser l’avortement [13].

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Voir également :
Droit d’avortement en Colombie (Communiqué FAL / Groupe de Travail Luttes de genre et féminismes)
Colombie: l’avortement dépénalisé jusqu’à vingt-quatre semaines de grossesse (Anne Proenza -Libération / Olga Gonzalez -Club Mediapart)
En Équateur, les députés adoptent un texte sur l’avortement en cas de viol (Le Temps / AFP)