🇨🇱 🇫🇷 Entretien avec Michel Blin, emprisonné durant le coup d’État de Pinochet (Lucas Lemoine / Nouveaux espaces latinos)
Tout d’abord, le contexte : le Chili subit la dictature militaire d’Augusto Pinochet pendant seize ans, de son coup d’État du 11 septembre 1973, jusqu’au 11 mars 1990. La violence militaire débuta quand l’armée et la police chilienne renversèrent le gouvernement du président socialiste Salvador Allende. Elle ne s’acheva finalement qu’après un référendum révocatoire perdu par Pinochet qui, au bout d’une brève transition, permit la restauration de la démocratie le 11 mars 1990.
Le régime autoritaire et conservateur qui gouverna le Chili est connu pour ses multiples atteintes aux droits de l’homme (plus de 3 200 morts et « disparus », environ 38 000 personnes torturées et plusieurs centaines de milliers d’exilés), de même que pour sa politique économique néolibérale menée par les « Chicago Boys ». Il est aussi à l’origine de la constitution chilienne de 1980, depuis amendée.
Le pays, encore profondément marqué par cette période, compte encore quelques partisans du coup d’État qui font référence à cette dictature militaire sous le nom de « gouvernement militaire ». Un travail de mémoire fut cependant entrepris avec le rapport Valech, qui a confirmé que c’était bien, sans atténuation, un « régime dictatorial », en compilant des témoignages d’exécutions sanglantes et de tortures systématiques.
Michel Blin est étudiant en ingénierie agronome lorsqu’il se rend au Chili en 1973 pour y observer la réforme agraire qui devait y avoir lieu sous l’impulsion du régime socialiste de Salvador Allende. Cependant, quelques jours après son arrivée à Santiago, le Palais de la Moneda est pris d’assaut par l’armée qui prépare son coup d’Etat. Les étrangers et les opposants politiques sont alors arrêtés et enfermés dans le stade national. Michel Blin y sera enfermé durant15 jours avant d’être rapatrié en France. En 2023, cinquante ans après les faits, il obtient réparation et la reconnaissance de de l’État chilien pour son enfermement.
Pouvez-vous d’abord nous parler de votre situation à l’époque et de la raison pour laquelle vous étiez au Chili ? Et pourquoi avez-vous été arrêté lorsque vous y étiez ?
Oui, donc j’étais jeune d’abord. Je suis né en 1949, à l’époque je venais de terminer mes études d’ingénieur agricole et, avant le service militaire qui devait commencer en octobre, je voulais aller voir la réforme agraire au Chili. Aller voir sur le terrain. Mais c’était une démarches personnelle et j’étais militant politique, comme tout le monde à l’époque. Je suis arrivé à Santiago une semaine avant le coup d’État. En France on parlait de la grève des camionneurs, mais je n’avais pas conscience de son importance. Par contre, les Chiliens, je pense qu’ils s’attendaient à un coup d’État. En arrivant, j’ai acheté une revue, avant le coup d’État bien sûr, elle s’appelait Punto Final et elle présentait deux versions probable : un coup d’État « mou » entre guillemets avec la démocratie chrétienne et un coup d’État « dur ». J’ai ensuite été à mon hôtel, qui donnait sur le Palais de la Moneda et j’ai pris contact avec les étudiants en agriculture. J’avais un rendez-vous le jour du Coup avec eux et la C.O.R.A qui était la corporation qui était chargée de mettre en place la réforme agraire.
Quand vous dites que vous étiez politisé à l’époque, c’est-à-dire que vous suiviez un peu l’actualité de Allende au Chili ?
Oui, tout le monde suivait. À l’époque, j’étais au P.S.U, le Parti Socialiste Unifié, et à ce moment-là tous les gens de gauche étaient tous allés faire un pèlerinage au Chili pour discuter avec les responsables de l’Unité Populaire.
Et aujourd’hui, quel souvenir gardez-vous d’Allende ?
C’est un politicien qui s’est présenté de nombreuses fois, je crois cinq ou sept fois à la présidence. La sphère politique au Chili est très restreinte, il n’y a que quelques familles et Allende était déjà ministre de la santé en 1936 dans un genre de front populaire au Chili. Donc c’est un vieux militant, un vieux routard de la politique. Par contre, il est vraiment allé jusqu’au bout de son programme, il n’a pas renié son programme, et je ne ferai pas de comparaison avec la France. Il a par exemple nationalisé le cuivre sans indemnité et ça, ça a été voté par tous les députés, de gauche et de droite, au congrès chilien.
Alors, vous étiez donc dans cet hôtel lors du coup d’État, comment avez-vous vécu la prise de pouvoir des militaires ?
Le jour du coup d’État, au matin, j’ai vu des chars d’assaut au travers de la fenêtre qui donnait sur le palais présidentiel. Je croyais que c’était des tanks qui protégeaient le président contre des manifestants de droite ou d’extrême droite. Mais c’était l’inverse, et je ne le savais pas. Très vite, il y a eu des bombardements qui ont touché le palais de la Moneda en plein centre de Santiago. Alors, j’étais à l’hôtel, et bien sûr il y a eu de la résistance. Il y a eu des tirs de quelques résistances, mais plutôt sporadiques. Plusieurs balles ont touché le restaurant de l’hôtel dans lequel on s’était réfugiés. On regardait la télévision où on a assisté à l’annonce du coup d’État par l’armée qui disait aux étrangers de se rendre au commissariat. Ce que je n’ai pas fait.
Vous avez été emmené de force au stade national de Santiago ?
Oui, mais entre-temps j’ai été au consulat. Deux jours après le coup d’État on pouvait sortir, mais que pendant la journée, et puis il y avait des milices à tous les coins de rues. Je suis alors allé au consulat de France qui est censé protéger les ressortissants français. Et ils m’ont dit de retourner à mon hôtel et de me présenter au commissariat ce que je regrette d’avoir fait. Une fois de retour dans mon l’hôtel, on a été emmenés avec d’autres hommes au commissariat où on a passé une journée. Et puis, le soir on a été transféré au stade national.
Vous avait-on expliqué les motifs de votre arrestation ?
Bien sûr que non, parce que les militaires, enfin les carabiniers, étaient plutôt à cran. Je pense qu’ils ont ratissé large et puis il y avait aussi une part de nationalisme, les étrangers étaient jugés responsables du chaos dans le pays. Ils ont aussi arretés plein d’étrangers latino-américains, réfugiés d’autres dictatures.
Dans d’autres articles vous parlez d’un prêtre ouvrier qui vous avait aidé. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?
Le dernier jour de mon incarcération au stade national, sans savoir que j’allais être libéré, on m’a emmené dans un couloir où j’ai traîné toute une journée. Là j’ai eu très peur. Puis j’ai été transféré à l’ambassade de France, et là je ne me rappelle plus de rien : perte de mémoire post-traumatique. Je ne me rappelle pas avoir passé une semaine à l’ambassade. Là-bas, je délirais, alors j’étais veillé par un prêtre ouvrier qui s’appelait Pierre Dupuy. Il a d’ailleurs écrit un livre qui s’appel Le noir et le rouge [1.] il est maintenant décédé. Il était de Valparaiso et, comme prêtre ouvrier, il réparait les moteurs des bateaux dans la rade de la ville. Il était aussi militant syndical et homme politique et lors du coup d’État, il voulait continuer le combat, la lutte armée autrement dit. Il s’est alors caché chez des prêtres français, qui lui ont dit qu’ils allaient lui trouver une planque, mais ils l’ont amené, malgré lui, à l’ambassade. Sinon, il aurait été tué. Et c’est cet homme là qui m’a veillé toute la nuit, jusqu’à ce qu’on reparte ensemble dans l’avion pour la France. Je l’avais ensuite perdu de vue, mais je l’ai retrouvé par hasard à Oléron parce qu’il a écrit un livre sur son expérience chilienne de 1967 à 1973, dans lequel il parlait de moi en mentionnant un ingénieur agricole. Entre-temps, il s’occupait d’organiser des voyages au Chili où il nous a amené en 2004 avec des copains.
Vous parlez d’une perte de mémoire post-traumatique suite à votre arrestation au Chili en 1973 qui aura duré jusqu’en 1998, date de l’arrestation de Pinochet. Aujourd’hui, après avoir assimilé ce souvenir, quel ressenti vous gardez de ce moment là ?
Alors, il y a des détails que j’avais oublié, mais je savais que j’avais été arrêté. L’amnésie n’a pas duré jusqu’en 1998 mais j’y pensais beaucoup moins. L’arrestation de Pinochet a cependant réveillé certaines choses en moi. Et, plus tard en 2006, j’ai découvert l’association par un de ses membres qui venait à Lannion faire une conférence et j’ai fait un dossier de reconnaissance, le dossier Valech II, pour être reconnu victime des violations de droits de l’homme au Chili sous la dictature. Mais encore, et récemment même, quand j’en parle à certaines personnes, je fond en larmes. Parfois aussi, lorsque je fais des interventions devant des journalistes ou dans des lycées, je ressens une vague d’émotions.
Dans le cadre de votre travail de mémoire vous nous aviez mentionné que vous faites des interventions dans les lycées. Comment est-ce que vous parlez de votre expérience à ces gens ?
Je fais ce type d’intervention avec des élèves de la première à la terminale et avec des profs d’histoire géo ou d’espagnol. Et donc, je raconte mon expérience, puis la discussion dérive un peu sur le Chili, bien sûr, et puis on parle aussi un peu de philosophie. Enfin bon, c’est un grand mot mais on réfléchit sur la mémoire, sur la violence d’État et sur l’identité. D’ailleurs, certains de mes amis me disent actuellement que je suis un peu obsédé par le Chili, alors que je n’y suis allé qu’une semaine et après j’y étais quinze jours en vacances.
Lors de vos interventions, comment réagissent les lycéens en face de vous ?
Les élèves sont plutôt scotchés parce que quand je raconte mon expérience avec des détails, ça plombe un peu l’ambiance. Mais les profs font préparer des questions et souvent c’est assez pertinent. Il y a une grande maturité je trouve, en terminale.
Comment vous interprétez les enjeux de votre travail de mémoire ?
On peut s’interroger aujourd’hui sur la mémoire de la guerre d’Algérie. Pour moi le bilan n’a pas été fait. Je pense que Macron a fait un certain travail mais le bilan n’a pas été “digéré” par les français. De même au Brésil, il y a une dictature militaire très longue et les militaires n’ont jamais été condamnés ce qui a permis à Bolsonaro d’être élu parce que pour le citoyen moyen un démocrate et un dictateur c’est pareil. Au Chili, il y a des sondages récents qui disent que un tiers des Chiliens soutiendraient encore le coup d’État de Pinochet et qu’il avait eu raison de faire ce qu’il a fait. Il y en a aussi la moitié qui estiment que, si un président n’a pas respecté ses promesses électorales, les militaires peuvent faire un coup d’État. De mon côté, j’essaye par mes petits moyens de témoigner et de dire qu’il y avait des français aux côtés d’autres étrangers qui ont été victimes.
Avez-vous gardé des contacts avec des français qui étaient aussi enfermés là-bas, mis à part le prêtre ouvrier ? Ou avec des Chiliens avec qui vous avez partagé cette expérience ?
Des français j’en ai contacté certains pour faire mon dossier et j’en ai vu certains vouloir enfouir tout cela. Je suis aussi en contact avec des exilés chiliens qui ont créé l’association des Ex-prisonniers politiques chiliens en France depuis l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998. À ce propos, il m’est arrivé une aventure assez extraordinaire. En 2003, j’ai lu dans Le Monde un article de journal de Christine Legrand, correspondante au Chili, qui faisait le portrait Daniel Céspedes, et dans son article apparaissait la photo d’un chilien à l’intérieur du stade, avec les yeux exorbités parce qu’il avait la trouille. Et il était avec moi dans le vestiaire qui servait de prison. Et elle l’a retrouvé, je sais pas comment, et elle l’a interrogé dans son article. Alors, j’ai téléphoné au Monde et elle m’a donné le téléphone de Daniel Céspedes et depuis je correspond avec lui par mail, et ce n’est pas toujours facile. Au début, il avait peur de demander une indemnisation à l’État par la liste Valech II. La preuve que la peur est encore présente. (…)
(…) Lire la suite de l’article ici