🇦🇷 Javier Milei en dix phrases choc : le paléolibertarien qui veut prendre l’Argentine / Javier Milei en diez frases: el paleolibertario que quiere tomar Argentina (Pablo Stefanoni / Le Grand Continent / fr.esp)


« Entre la mafia et l’État, je préfère la mafia ». Vue d’Europe, la brutalité du phénomène Javier Milei paraît difficilement compréhensible. D’où vient-il, que représente-t-il ? À partir de dix citations particulièrement violentes et significatives, Pablo Stefanoni, qui a pu s’entretenir avec Milei, tente de tracer les contours d’une personnalité qui semble rejeter toute limite.


Javier Milei brandit une tronçonneuse lors d’un rassemblement à La Plata, en Argentine, mardi 12 septembre 2023. Les élections générales en Argentine sont prévues pour le 22 octobre. © AP Photo/Natacha Pisarenko

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En arrivant en première place lors des primaires ouvertes, simultanées et obligatoires (PASO) argentines, le libertarien Javier Milei, a ébranlé le paysage politique — peut-être de manière irréversible. Le vote pour Milei s’est avéré être une sorte de rébellion électorale, motivée par la crise économique et le mécontentement social ambiant. Sans grande infrastructure, cet économiste de 52 ans, au style de rockstar, a décroché la première place avec presque 30 % des votes, laissant l’opposition du centre-droit (Juntos por el Cambio, JxC) et les péronistes en deuxième et troisième positions. S’il obtient la victoire — la prochaine étape est le premier tour des élections du 22 octobre — sa présidence représenterait une expérience inédite pour un pays n’ayant jamais élu un outsider à sa tête.

Avec son style excentrique, il a su susciter un intérêt particulier pour les idées libertaires de droite, plus précisément celles de la mouvance paleolibertarienne américaine, et a même adopté certains de ses symboles, comme le drapeau de Gadsden. Ces dernières années, de nombreux jeunes ont rejoint le mouvement libertaire, dans lequel se mêlent un vote de protestation à l’espoir de sortir de la crise économique et sociale. Ne cachant pas son admiration pour Donald Trump et Jair Bolsonaro, et ayant pour colistière Victoria Villarruel, qui minimise les crimes contre l’humanité de la dictature militaire, Milei incarne un populisme de droite tel que Murray Rothbard l’appelait de ses vœux au début des années 1990.

La grande question reste sa capacité à établir un gouvernement stable : élu député en 2021, Milei ne compte aucun gouverneur ou maire dans ses rangs ; il n’aura pas plus d’un tiers du Congrès ; il ne dispose d’aucun parti politique solide et le soutien qu’il reçoit est assez désorganisé. C’est un contraste avec Trump, qui avait derrière lui le Parti Républicain, ou Bolsonaro, soutenu par des industriels de l’agroalimentaire, des évangéliques conservateurs et des forces militaires et paramilitaires. Même l’élite doute de la capacité de Milei à gouverner.

Selon les sondages, il affronterait au second tour l’actuel ministre de l’Économie, Sergio Massa, candidat centriste de l’Union pour la Patrie (péroniste). Pendant ce temps, l’ancienne ministre de la Sécurité, Patricia Bullrich, candidate de JxC, espère se hisser au second tour avec un discours de droite plus « prévisible »

Les dix phrases qui suivent, prononcées au cours des dernières années, permettent de brosser le portrait d’un novice en politique qui menace de bouleverser la scène politique argentine.

1 — « Entre la mafia et l’État, je préfère la mafia. La mafia a des codes, elle tient ses engagements, elle ne ment pas, elle est compétitive. » 

Milei se revendique comme anarcho-capitaliste et plaide pour l’abolition de l’État, qu’il considère comme le Mal absolu. Ses influences théoriques proviennent de l’École autrichienne d’économie, filtrée au prisme du libertaire américain Murray Rothbard, auteur de plusieurs ouvrages dont The Libertarian Manifesto (1973). L’interview réalisée au Chili, au cours de laquelle Milei a prononcé cette citation, est d’autant plus intéressante que l’intervieweur l’a  mis face au même dilemme que celui de Friedrich Hayek : comment réagir à une dictature telle que celle d’Augusto Pinochet, qui promouvait la « liberté » économique tout en imposant une répression politique ? Face à cette question, Milei n’est parvenu qu’à balbutier une réponse. 

Les déclinaisons des utopies libertaires de droite peuvent varier, de projets fantaisistes comme la République de Liberland, située dans un no man’s land entre la Serbie et la Croatie ; au libertarisme en haute mer, qui propose de créer des colonies sans État dans les eaux internationales ; ou, dans certains cas, à la revendication de la quasi-disparition de l’État, comme c’est le cas en Somalie.

Milei résume de manière singulière sa vision de l’État : « L’État c’est un pédophile dans une école maternelle avec des enfants enchaînés et enduits de vaseline ». Pour lui, les impôts sont un vestige de l’esclavage et l’évasion fiscale devrait être considérée comme un droit humain. Cette perspective anarcho-capitaliste le démarque singulièrement au sein de l’extrême droite mondiale.

2 — « Quand j’ai fini de lire Rothbard, je me suis dit : “Pendant plus de 20 ans, j’ai trompé mes étudiants. Tout ce que j’ai enseigné sur les structures de marché est faux. C’est complètement erroné !” »

Milei a vécu une sorte de révélation. En 2013, sa lecture de Rothbard l’a amené à repenser entièrement la théorie économique néo-classique. Il réalise alors que les arguments contre les monopoles sont infondés et que « la concurrence parfaite, promue par cette école de pensée, est tellement absurde qu’au final elle annihile toute concurrence ». 

Pour Rothbard, au contraire, les monopoles ne sont pas intrinsèquement mauvais et peuvent même être bénéfiques s’ils sont le résultat d’une action entrepreneuriale. Ils sont néfastes s’ils sont créés par le pouvoir de l’État. Les premiers améliorent le rapport qualité-prix, c’est pourquoi les entrepreneurs sont considérés comme des héros, des bienfaiteurs sociaux. Les seconds, pour résumer Milei, sont le fruit d’actions de « politiciens voleurs qui s’associent à des entrepreneurs profitant de privilèges pour nuire aux consommateurs et aux travailleurs ». À la suite de cette prise de conscience, l’économiste prétend avoir acheté et lu « une vingtaine de livres » de l’École autrichienne. Fort de la lecture des écrits de Rothbard, Milei a franchi une étape supplémentaire, se présentant comme un anarcho-capitaliste. Il a entamé une croisade qui l’a d’abord conduit à la « bataille culturelle », puis à la « bataille électorale ».

3 — « Le premier mandat de Menem a été le meilleur de toute l’histoire argentine. »

L’idéologie de Milei est profondément utopique. C’est pourquoi, lors de ses campagnes électorales, d’abord pour le poste de député en 2021 puis pour la présidence, il a dû ancrer ses théories dans des propositions plus pragmatiques. Il déclare souvent : « Je suis anarcho-capitaliste à long terme et minarchiste à court terme », car il reconnaît les contraintes actuelles à l’abolition de l’État, mais il garde cet objectif pour l’avenir, lorsque « la technologie le permettra ». Autrement dit, pour l’instant, il prône un État minimal.

Au fil des ans, il a adopté une vision décadentiste de l’histoire nationale : la puissante Argentine du XIXe siècle se serait « détériorée » avec la création de la Banque centrale dans les années 1930 et sa tendance « socialiste ». Paradoxalement, les libéraux du XIXe siècle que Milei admire sont ceux qui ont posé les fondations de l’État-nation argentin qu’il déplore. À la recherche d’une figure contemporaine dans un contexte d’inflation élevée, Milei évoque la période de stabilité du gouvernement péroniste de Carlos Menem (1989-1999), qui a privatisé une grande partie du patrimoine national. La dollarisation que Milei propose avait déjà été suggérée par Menem lors des élections de 2003, après plus d’une décennie de convertibilité entre le peso et le dollar. Plusieurs des potentiels futurs collaborateurs de Milei, s’il remportait les élections, auraient déjà travaillé sous le gouvernement de Carlos Menem et son ministre Domingo Cavallo.

4 — « Je suis le général AnCap [anarcho-capitaliste]. Je viens de Liberland, une terre créée sur le principe de l’appropriation originelle de l’homme (…) Ma mission est de botter les fesses des keynésiens et des collectivistes de merde. »

Milei a repris le slogan « Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste pas un seul », scandé lors des événements de décembre 2001, pendant la grande crise économique et sociale qui frappa le pays. Curieusement, lors de ses rassemblements, le libertaire utilise des chansons de groupes de rock progressistes tels que La Renga ou Bersuit Vergarabat. Dans un contexte de crise et de discrédit de la politique traditionnelle (tant du côté des kirchnéristes que des macristes), Milei a fait de la dénonciation de la « caste » politique l’un des piliers de sa campagne. Même s’il n’y a pas actuellement de grandes manifestations de rue, une forme d’implosion sociale est perceptible, et le vote pour Milei reflète une sorte de rébellion aux urnes. « Je ne suis pas venu pour guider des agneaux, mais pour réveiller des lions », proclame-t-il lors de ses meetings, se présentant lui-même comme un lion rugissant. « La caste a peur », crient ses partisans.

Mais le slogan « Qu’ils s’en aillent tous » a eu différentes déclinaisons. L’une des plus surprenantes fut lors d’un festival d’otakus en 2019, où Milei, déguisé en général AnCap avec l’aide de la cosplayer — c’est-à-dire une personne qui se déguise et incarne des personnages de la culture populaire, tels que ceux des mangas, films ou jeux vidéo — et actuelle figure de proue de « La Libertad Avanza », Lilia Lemoine, a prononcé la phrase susmentionnée, vêtu comme un superhéros avec une cape, un masque et un trident. (…)

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Voir également :
Argentine: à un mois de l’élection présidentielle, Javier Milei en roue libre (Théo Conscience / RFI)
Argentine, année zéro ? (Jean-Jacques Kourliandsky / Espaces Latinos)
Argentine : Javier Milei, candidat conservateur et ultralibéral, gagne la primaire (premières analyses et revue de presse fr.esp.)
Argentine : comment expliquer l’ascension du libertarianisme d’extrême droite ? (Mariano Schuster et Pablo Stefanoni – Nueva Sociedad / Traduction par Robert March – Contretemps)