🇭🇹 Prochaine mission multinationale en Haïti  : chronique d’un échec annoncé ( Frédéric Thomas / CETRI)


La prochaine mission multinationale en Haïti est la chronique d’un échec annoncé. Il ne faut cependant s’arrêter ni à ce constat ni à cet échec, mais puiser dans les dynamiques d’organisation populaire à l’œuvre dans la construction du canal de Ouanaminthe, qui constituent le contrepied de cette intervention étrangère et l’occasion d’une refondation de la souveraineté populaire.

Restitution d’une intervention donnée lors du colloque Kanal la pap kanpe & l’insécurité en Haïti organisé à Paris les 13-14 janvier 2024 par un ensemble d’organisations haïtiennes.

Le fleuve Massacre à la frontière entre Haïti et la République Dominicaine (près du projet de canal de Ouanaminthe). (Photo : EU Civil Protection and Humanitarian Aid of the European Union https://www.flickr.com/photos/eu_echo/)

Il ne faut pas avoir fait sciences politiques pour voir que la stratégie consistant à lutter contre les bandes armées en renforçant une police et un gouvernement haïtiens régulièrement dénoncés pour leurs liens avec ces mêmes bandes armées [1], est une stratégie boiteuse. De même qu’il ne faut pas être un expert en diplomatie internationale pour se rendre compte que la décision du président kenyan, William Ruto [2], de répondre favorablement, sans consultation de son parlement et encore moins de sa population, à la demande d’un gouvernement haïtien non-élu, illégitime et impopulaire, d’envoyer une mission multinationale armée soulève une série de problèmes juridiques, politiques et éthiques [3].

Quand on connait le passif des missions internationales précédentes en Haïti, qui se sont caractérisées par des violations des droits humains, des agressions sexuelles, l’absence de contrôle et l’inefficacité [4], et alors que l’ONU n’a toujours pas apporté réparation à la demande de justice des Haïtiens et Haïtiennes, soutenir cette intervention multinationale – téléguidée depuis Washington – est d’autant plus problématique qu’elle ne dispose ni de feuille de route ni de composition claire et qu’elle échappera plus encore que par le passé à tout contrôle puisqu’il ne s’agit pas d’une mission onusienne. Qui plus est, cette intervention est placée sous le leadership de policiers kenyans qui ne parlent pas créole, ne connaissent pas Haïti et sont accusés d’un usage excessif de la force dans leur pays [5]. Soutenir cette intervention relève donc, au mieux, d’une politique du désespoir, au pire, du désespoir de toute politique.

Et tout ça pour quoi en fin de compte  ? Pour réaliser des élections – annoncées depuis trois ans –, financées par l’international, organisées par un pouvoir autoritaire et corrompu, sur un territoire contrôlé par les bandes armées, dans un pays où les partis politiques sont discrédités, où il ne reste plus un seul élu à quelque niveau de pouvoir que ce soit, où toutes les institutions publiques ont été captées par l’oligarchie et où le taux de participation aux élections – autour de 20% – est l’un des plus faibles au monde. Et où, enfin, une large frange des organisations de la société civile haïtienne s’oppose à des élections dans les conditions actuelles [6] car il ne s’agit pas d’élections pour et par le peuple, mais bien par ce gouvernement et la «  communauté  » internationale, contre le peuple.

Quand on fait la somme des partis-pris idéologiques, des stratégies absurdes, des non-dits et du crétinisme diplomatique à l’œuvre, force est de reconnaître que la prochaine mission multinationale en Haïti se présente comme la chronique d’un échec annoncé. Il ne faut cependant s’arrêter ni à ce constat ni à cet échec. D’abord parce que cela fait (au moins) plus de trois décennies que les acteurs internationaux, aux côtés de certains acteurs haïtiens, échouent en Haïti, et cela fait quelques années qu’ils le reconnaissent.

Le Secrétaire général de l’Organisation des États d’Amérique (OEA), Luis Almagro, n’a-t-il pas récemment présenté Haïti comme l’un des «  plus importants et manifestes  » échecs de «  la coopération internationale  » [7] ? Sans toutefois que cette reconnaissance entraîne une réorientation stratégique  ; au contraire même, elle semble laver les acteurs de toute responsabilité – passée et future – et assurer la répétition des mêmes politiques qui acquièrent ainsi une sorte de nouvelle virginité. Ensuite et surtout, parce que l’échec n’est pas une fatalité, mais une politique. C’est cette hypothèse que j’aimerais présenter ici.

Je voudrais vous inviter à renverser toute la chaîne logique – ou prétendument logique – qui va de la violence et de l’insécurité jusqu’à cette prochaine mission internationale, en passant par la formule passe-partout du «  pays le plus pauvre d’Amérique latine  ». Et, avec cette chaîne, renverser le narratif usé jusqu’à la corde de l’«  État faible  », ainsi que le récit complaisant par lequel le regard néocolonial contemple un pays qui s’effondre.

Vous invitez également à redistribuer les cartes et, avec elles, les réussites et les échecs. Soit cette idée d’une asymétrie quasi-naturelle entre l’impuissance, l’incapacité et l’échec, du côté haïtien  ; le savoir-faire, l’efficacité et l’aboutissement historique, du côté international. À cette redistribution spatiale des pouvoirs et des responsabilités vient s’ajouter un autre partage de la faiblesse et de la puissance.

Ainsi, on ne cesse de mettre en avant la faiblesse sinon la faillite de l’État haïtien et d’un gouvernement manquant de moyens et de capacités. Certes, c’est largement vrai. Mais, il faut, dans le même temps, souligner la puissance et le tour de force d’Ariel Henry, à la tête de ce gouvernement, qui, sans légitimité aucune, avec un bilan social, économique, sécuritaire et politique catastrophique [8], se maintient au pouvoir depuis trente mois et continue de jouir d’un soutien international inconditionnel. Or, son maintien au pouvoir est le garant du statu quo, qui profite à l’oligarchie haïtienne.

Se devine dès lors un rapport paradoxal où la faiblesse de l’État est le revers de la puissance de la classe dominante en Haïti. L’affaiblissement des institutions publiques est alors la mesure et la condition de la domination de cette classe [9]. Ce qui m’amène à un second renversement – théorique et pratique  : le renversement du gouvernement et de la manière de gouverner.

De quoi la violence et l’insécurité en Haïti sont-elles le nom  ? De la fatalité  ? De la malédiction  ? De la nature exotique ou barbare d’un peuple  ? De l’incapacité des Haïtiens et Haïtiennes à se débrouiller, à se gouverner  ? En réalité, les bandes armées sont moins le marqueur du vide et du retrait de l’État que d’une stratégie étatique de gouverner par la terreur. Les gangs ne tombent pas du ciel  ; s’ils constituent un phénomène ancien dans le pays, ils se sont largement développés et renforcés au moment et en réponse au formidable soulèvement populaire de 2018-2019 [10].

C’est largement la réponse du gouvernement et de l’oligarchie haïtienne au Ya basta et à la soif de changement  ; le moyen et l’instrument de maintenir coûte que coûte le statu quo. Et ils y sont arrivés à tel point que les revendications de ce mouvement social de grande ampleur contre les inégalités et l’impunité, la vie chère et la dépendance sont depuis passées au second plan, derrière l’urgence sécuritaire, la routine humanitaire et l’attrape-mouche des élections.

L’envoi de la «  mission multinationale d’appui à la sécurité  », sous le leadership kenyan, constitue, en ce sens, la démonstration de cette gouvernance internationnalisée et la dernière étape en date d’une stratégie de contrôle et de répression de toute contestation sociale  ; une stratégie mise en place conjointement par l’oligarchie haïtienne et des acteurs internationaux, au premier rang desquels la Maison blanche. La réforme constitutionnelle ainsi que les élections, sous tutelle internationale, doivent en quelque sorte couronner le succès de cette stratégie en cadenassant le statu quo.

Or, ce double renversement du regard et de la manière de (se) gouverner, il est déjà à l’œuvre dans la construction du canal d’irrigation de la rivière Massacre à Ouanaminthe [11]. L’écho national – et même international – de ce mouvement est à la mesure de ce renversement. Il offre un contrepied exact à cette gouvernance internationalisée, marquée par une souveraineté limitée et négociée, par la captation et la privatisation des institutions et de l’espace public et par le mépris du peuple.

Qu’est-ce qui, en effet, se donne à voir à Ouanaminthe  ? Une expérimentation, une fabrique de la citoyenneté, l’exercice d’une souveraineté, d’un pouvoir localisé et la défense d’un territoire [12]. Soit l’affirmation d’une autonomie – et ce qui va avec  : d’une dignité –, d’une capacité à s’auto-organiser et à se gouverner. Et cela à l’encontre de la stratégie implicite de domination et de dépendance de l’État haïtien, à l’encontre de la tutelle internationale et à l’encontre enfin des diktats du libre-marché qui n’ont de cesse de saboter la production locale haïtienne et d’hypothéquer toute perspective de souveraineté alimentaire.

Haïti n’est pas un cas à part  ; c’est un cas extrême d’une lutte en partage où s’affirme, de Ouanaminthe aux ZAD de France et d’ailleurs, des rues de Port-au-Prince aux places occupées par le monde, la soif commune de vivre libre et dignement. Et, à des degrés divers, ce qui se passe en Haïti et ici soulève les mêmes enjeux, au premier rang desquels ceux de l’auto-organisation et de la théorisation de la lutte. (…)

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Voir aussi : Haïti: nouvelles attaques de gangs meurtrières à Port-au-Prince (RFI / France 24)