La victoire fragile du néolibéralisme en Équateur (Alexis Medina / Contretemps)


Les élections présidentielles et législatives équatoriennes ont eu lieu dans un pays exsangue, durement touché par une crise économique commencée il y a quelques années mais qui s’est aggravée avec la pandémie et par une crise sanitaire qui a lourdement frappé l’Équateur et provoqué, pour l’instant, plus de 50 000 décès. Cette double crise s’est abattue sur le pays sous le mandat de Lenín Moreno (2017-2021), qui était censé représenter la continuité avec la « Révolution citoyenne » du président progressiste Rafael Correa (2007-2017), mais qui quelques mois à après son arrivée au pouvoir a opéré un tournant très clair en faveur des politiques d’austérité promues par le FMI.


Le premier tour des élections présidentielles de 2021 semblait indiquer un rejet massif du modèle néolibéral imposé par Moreno : le candidat progressiste, Andrés Arauz, dauphin de Correa, le candidat de la gauche plurinationale, Yaku Pérez, issu du mouvement indigène, et le candidat social-démocrate, Xavier Hervas, ont rassemblé environ deux tiers des voix, alors que le seul candidat promouvant ouvertement un modèle néolibéral réactionnaire, le banquier Guillermo Lasso, membre de l’Opus dei, s’est qualifié in extremis au second tour avec un score historiquement faible, moins de 20% des voix. Pourtant, à l’issue d’un second tour qui a opposé Arauz à Lasso, et qui a donc réactivé la fracture politique corréisme / anticorréisme, c’est bien Lasso qui, contre toute attente, a fini par l’emporter au second tour, avec plus de 52% des voix, offrant à la droite sa première victoire à une élection présidentielle depuis 1998. Comment expliquer cet apparent paradoxe entre les résultats du premier et du second tour ?

Le tournant néolibéral de Lenín Moreno (2017-2021)

Lenin Moreno a été élu président en 2017 en tant qu’héritier politique du président sortant, Rafael Correa. Il était censé incarner la continuité avec le projet politique porté par ce dernier, la « Révolution citoyenne ». Correa fait partie des nombreux·se·s gouvernant·e·s de gauche qui sont arrivé·e·s au pouvoir au cours des années 2000 en Amérique latine dans un contexte de crise du modèle néolibéral, qui s’était imposé dans les années 1980 et 1990. Ces gouvernements sont le plus souvent considérés comme faisant partie d’un « cycle progressiste » s’étalant essentiellement sur une dizaine d’années, du milieu des années 2000 au milieu des années 2010. La caractéristique commune de tous ces gouvernements est leur prise de distance plus ou moins prononcée vis-à-vis du modèle néolibéral. Nous ne reviendrons pas ici sur les limitations et les contradictions de ces expériences politiques ; nous nous contenterons de signaler qu’au cours des dernières années elles ont été interprétées comme des « révolutions passives »[1], ayant représenté un tournant par rapport à la convergence néolibérale des années 1990, mais qui se sont révélées incapables de transformer en profondeur les structures économiques de leurs pays et notamment de rompre avec l’extractivisme. Alors que les gouvernements progressistes sont très souvent arrivés au pouvoir après un cycle de mobilisations sociales, comme la décennie 1997-2006 en Équateur, qui a précédé l’élection de Correa, une fois au pouvoir ils ont cherché à démobiliser les organisations sociales, voire à les persécuter. Correa, par exemple, a entretenu des relations très tendues avec le mouvement indien, les syndicats, les organisations écologistes ou le mouvement féministe.

Toujours est-il que Lenin Moreno rompt avec Rafael Correa quelques mois après son arrivée au pouvoir. Moreno opère un tournant très clair en faveur du modèle néolibéral dont Correa s’était globalement éloigné pendant sa décennie au pouvoir. Moreno hérite d’une situation économique délicate, provoquée notamment par la chute du prix du pétrole à partir de 2013. Pour retrouver des marges de manœuvre financières, il décide de recourir au FMI, avec lequel il signe un accord début 2019. En échange du soutien financier du FMI, l’Équateur devait s’engager à mettre en place un programme d’ajustement structurel. Le 2 octobre 2019, Moreno adopte le décret 883, qui inclut pêle-mêle plusieurs mesures d’austérité, dont la plus impopulaire est la suppression des subventions aux carburants.

(Photo/Carlos Noriega / AP)

Le décret 883 provoque un grand soulèvement populaire, dont le principal acteur est le mouvement indigène, incarné par la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE). La CONAIE, alliée à des secteurs populaires urbains, organise de nombreuses manifestations partout dans le pays, notamment à Quito. Il s’agit du principal mouvement social du XXIe siècle en Équateur : les manifestations paralysent complètement le pays pendant une dizaine de jours et obligent le gouvernement à céder. Moreno répond d’abord avec une répression féroce, qui provoque onze décès, puis décide de retirer le décret 883 et de négocier en direct à la télévision avec les dirigeants du mouvement indien, notamment les grandes figures du soulèvement, Jaime Vargas, président de la CONAIE, et le jeune Leonidas Iza, président du Mouvement Indigène et Paysan de Cotopaxi (MICC), unes des principales organisations faisant partie de la CONAIE[2].

Le gouvernement s’est retrouvé avec une marge de manœuvre très étroite. Il s’est surtout appuyé sur la droite et les milieux d’affaires pour se maintenir au pouvoir et faire avancer son programme néolibéral. Il est cependant devenu extrêmement impopulaire, avec un taux d’approbation qui n’a jamais dépassé 10% depuis le soulèvement d’octobre 2019. La situation ne s’est pas améliorée lors de l’arrivée du coronavirus. La gestion de la pandémie par le gouvernement de Moreno est calamiteuse : l’Équateur, avec une surmortalité de plus de 50 000 décès attribuables au covid-19, pour une population de 17 millions d’habitants, est un des pays les plus touchés au monde (environ 3 000 décès par million d’habitants, bien plus que le Brésil ou la France). Les images montrant les cadavres abandonnés dans les logements ou les rues de Guayaquil pendant la première vague, en mars et avril 2020, en raison de la saturation des services hospitaliers et funéraires, ont fait le tour du monde. Moreno, au lieu de faire face à la pandémie, a profité de la crise sanitaire pour approfondir ses mesures néolibérales et imposer un détricotage du droit du travail. L’instrumentalisation de la pandémie par le néolibéralisme révèle à quel point celui-ci représente une forme de nécrophilie sociale[3].

Le premier tour : la défaite du néolibéralisme ?

Le premier tour a donc eu lieu dans un contexte de crise sanitaire et économique et d’atomisation politique. Moreno, battant tous les records d’impopularité, a décidé de ne pas se présenter. Seize candidat·e·s se sont disputé l’accès au second tour, mais quatre candidats ont réussi à rassembler près de 88% des voix, Andrés Arauz, le candidat du progressisme héritier de Rafael Correa, Guillermo Lasso, le candidat de la droite, Yaku Pérez, le candidat porté par le mouvement indigène et la gauche plurinationale, écologiste et critique avec le corréisme, et Xavier Hervas, candidat social-démocrate.

Le candidat du corréisme, Andrés Arauz, est un jeune économiste de 36 ans, inconnu jusqu’à sa nomination comme candidat. Il avait un profil technocratique : fonctionnaire de la Banque centrale puis chargé de ministères techniques à la fin des années Correa. Il est devenu le candidat de l’alliance Unión por la Esperanza (UNES), la nouvelle organisation rassemblant les partisans de Correa. Dans sa campagne du premier tour, Arauz a cherché à incarner la continuité avec la « Révolution citoyenne » de Correa pour attirer une partie non négligeable de la population, frappée de plein fouet par la crise sanitaire et économique et qui voit avec nostalgie les années Correa comme une période de relative stabilité, de développement des services publics, de mobilité sociale et de redistribution des richesses. Cette stratégie s’est avérée gagnante : Arauz est arrivé en tête du premier tour, avec presque 33% des voix, et UNES s’est hissée au premier rang des forces parlementaires, avec un peu moins de 50 député·e·s.

Le candidat de droite était Guillermo Lasso, un banquier conservateur, membre de l’Opus dei, fondateur du parti Creando Oportunidades (CREO), et qui s’est érigé comme principale figure de l’opposition à Correa. Il s’est déjà présenté, sans succès, aux élections présidentielles de 2013 et 2017. Lors de sa campagne de 2021, Lasso proposait un programme clairement néolibéral et conservateur, mais il s’est également présenté comme le vote utile, c’est-à-dire comme le candidat de l’opposition le mieux placé pour battre le corréisme. Or le résultat du premier tour est décevant : Lasso obtient moins de 20% des voix, son score le plus bas. Pire encore, il ne compte pratiquement pas de réserves de voix à droite, contrairement à 2017, lorsque l’autre candidate de droite, Cynthia Viteri, du Parti Social-Chrétien (PSC), avait obtenu 17% des voix. En 2021, en revanche, le PSC n’a pas présenté de candidat et a décidé de soutenir Lasso dès le premier tour. Le résultat des élections législatives est également décevant : la droite (CREO et PSC) ne rassemble que 30 sièges sur 137 dans la nouvelle Assemblée nationale.

Le troisième candidat est Yaku Pérez, un dirigeant indien du sud de l’Équateur, grande figure de la résistance du mouvement indigène contre l’expansion du modèle extractiviste sous Correa et élu préfet de la province de l’Azuay en 2019. Pérez est le candidat de Pachakutik, un parti créé par la CONAIE en 1996. Sa nomination a pourtant créé des tensions au sein du mouvement indigène, car Pachakutik a organisé son processus de nomination du candidat aux élections présidentielles de manière autonome, sans consultation des bases de la CONAIE, et a fini par écarter les deux autres précandidats, Jaime Vargas et Leonidas Iza, deux figures majeures du soulèvement de 2019[4]. Malgré les frictions provoquées par sa désignation, Pérez obtient un résultat historique : il s’impose dans la plupart des provinces des Andes et de l’Amazonie et, avec plus de 19% des voix, il talonne Lasso et échoue de peu à se qualifier au second tour. Les résultats de Pachakutik aux élections législatives sont également impressionnants : le parti obtient le deuxième groupe parlementaire (27 sièges). Pachakutik n’avait jamais obtenu de tels résultats aux élections présidentielles et législatives depuis sa fondation en 1996. Yaku Pérez a su rassembler l’Équateur périphérique, du moins dans les Andes et l’Amazonie, en mobilisant les communautés indiennes mais aussi une partie des secteurs populaires urbains, tout en attirant une partie des classes moyennes progressistes.

Lors de la campagne du premier tour, Yaku Pérez s’est présenté comme un candidat incarnant une troisième voie, une alternative au progressisme et au néolibéralisme, promouvant un modèle économique anti-extractiviste fondé sur l’économie communautaire. Si sa vision de l’écologie ne peut être qualifiée de libérale,[5] il n’en est pas moins vrai que son opposition à l’extractivisme nourrit une méfiance vis-à-vis de l’État, en tant que principal acteur de l’expansion de la frontière extractiviste sous Correa. L’anticorréisme et la méfiance envers l’État ont poussé Pérez à trouver des points de convergence avec la droite. En 2015, par exemple, s’il participe activement aux manifestations convoquées par les mouvements sociaux (la CONAIE et le FUT), il est également présent aux manifestations des classes moyennes contre un projet de loi présenté par Correa créant un impôt progressif sur les héritages. Au second tour des élections de 2017, il soutient publiquement Lasso, en affirmant préférer « un banquier à une dictature ». Lors de sa campagne de 2021, il propose des mesures directement inspirées du programme néolibéral de Lasso : l’abolition de l’impôt sur la sortie de devises du territoire national, créé par Correa pour soutenir la dollarisation, et la signature d’un accord de libre-échange avec les États-Unis[6]. À l’issue du premier tour, Alejandro Moreano, une des principales figures intellectuelles de la gauche non corréiste, a déploré les hésitations de Pérez entre la gauche et la droite et appelé Pachakutik à respecter au plus près le programme antinéolibéral de la CONAIE.[7]

Le candidat arrivé en quatrième position est Xavier Hervas, représentant de la Gauche Démocratique, un vieux parti social-démocrate entré en crise après l’arrivée de Correa au pouvoir. Hervas a axé sa campagne sur son identité de chef d’entreprise capable de créer des emplois, tout en s’opposant à la proposition de Lasso de flexibiliser le droit du travail et en se montrant ouvert aux thématiques liées aux droits des femmes et de la population LGBTI. Sa campagne a su incarner le désir de renouveau d’une partie de l’électorat, en particulier jeune et urbain, grâce à une campagne innovante sachant utiliser habilement les réseaux sociaux, notamment Tiktok. Il incarne en quelque sorte le visage aimable du néolibéralisme. Hervas a obtenu un score remarquable : il est arrivé en quatrième position, avec près de 16% des voix, et en deuxième position dans presque toutes les provinces andines. Il a ressuscité la Gauche Démocratique, qui obtient son meilleur score depuis 1998, et se retrouve avec le quatrième groupe parlementaire (18 sièges).

Alors que Guillermo Lasso, le candidat incarnant le retour au néolibéralisme le plus brutal n’a obtenu que 20% des voix et a failli être exclu du second tour, il était aisé d’interpréter le résultat du premier tour comme un rejet du néolibéralisme[8]. Arauz annonçait justement sur son compte Twitter : « Progressisme + gauche plurinationale + social-démocratie = 70%. Le 7 février le peuple équatorien a déjà gagné »[9]. En effet, les trois candidats se réclamant de la gauche, Arauz, Pérez et Hervas, ont rassemblé environ deux tiers des voix, ainsi que deux tiers des sièges au Parlement. (…)

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Voir aussi :
Équateur: victoire du candidat de droite Guillermo Lasso au deuxième tour de l’élection présidentielle du 11 avril 2021 (revue de presse et premières analyses / fr.esp.)
Équateur: deuxième tour électoral le dimanche 11 avril (revue de presse fr./esp.)
Élections présidentielles en Équateur : vers un deuxième tour le 11 avril (revue de presse)
Équateur quelques jours avant les élections du 7 février (revue de presse)
Crise en Équateur (octobre 2019) : revue de presse et analyses