🇦🇷 Argentine : les effets inattendus d’un vote défensif (Claudio Katz / Jacobin / Traduction par Contretemps)


Les scrutins qui se sont tenus en Argentine le 22 octobre ont pris à contrepied les prévisions des sondages et des médias, qui voyaient dans le candidat libertarien d’extrême droite Javier Milei le vainqueur assuré de l’élection présidentielle. Le candidat péroniste et actuel ministre de l’économie, Sergio Massa, a effectué une remontée spectaculaire (36,7% contre 25% lors des primaires d’août), reléguant Milei à la deuxième place (30% contre 32% en août) et Patricia Bullrich, la candidate de la droite traditionnelle à la troisième (24% contre 27% et la deuxième place aux primaires d’août). Le second tour de la présidentielle, qui se tiendra le 19 novembre, apparaît ainsi particulièrement ouvert.

Sergio Massa et Alberto Fernández / Wikimedia Commons

Le résultat surprise des élections en Argentine [le 22 octobre se sont tenus simultanément le premier tour de la présidentielle, le scrutin pour renouveler 130 des 257 sièges à la Chambre des députés, 24 des 72 sièges au Sénat ainsi que le renouvellement de la plupart des gouvernorats des provinces et de l’aire métropolitaine de Buenos Aires] affecte sérieusement les plans conçus par les classes dirigeantes pour démolir les gains populaires. Le rebond du candidat péroniste Sergio Massa, la stagnation du candidat de l’extrême droite libertarienne Javier Milei et l’effondrement de la candidate de la droite traditionnelle, Patricia Bullrich, modifient les projets de la droite visant à affaiblir les syndicats, à démanteler les mouvements sociaux et à criminaliser les protestations.

Leer en español : Los efectos imprevistos de un voto defensivo

Le parti (péroniste) au pouvoir a canalisé une réaction défensive face à ces dangers. Il a rassemblé le rejet démocratique de la réhabilitation de la dictature, la justification du terrorisme d’État et le dénigrement du mouvement féministe. Les électeurs·trices ont exprimé leur décision de soutenir les retraites et l’éducation publique, d’empêcher l’annulation des programmes sociaux et de s’opposer aux coupes sauvages dans les salaires.

Une vague de bulletins de vote a sapé la confiance de la droite en son arrivée imminente au gouvernement. Le même frein qui s’est manifesté en Espagne, au Chili, au Brésil et en Colombie est réapparu en Argentine. La mémoire s’est activée, la sonnette d’alarme a été tirée et les réserves de la société se sont mobilisées pour affronter le désastre incarné par Milei et Bullrich.

Une grande partie de la population a su reconnaître ce danger, même dans le contexte dramatique de paupérisation mise en œuvre par le gouvernement d’Alberto Fernández et de Cristina Fernández Kirchner, dont Sergio Massa est le ministre de l’économie. Une grande partie de la population a compris que la droite ajouterait le cauchemar de la répression aux mêmes difficultés économiques. La réponse électorale suggère que la capacité du peuple argentin à résister reste forte. Renversant la tendance après l’effondrement subi lors des élections primaires [Massa n’avait recueilli que 25% des suffrages], le péronisme a regagné dimanche dernier des voix, surtout grâce à la contribution de la grande victoire d’Axel Kicillof [figure de l’aile gauche péroniste, proche de Cristina Kirchner] dans la province de Buenos Aires.

La vague en faveur de Milei parmi les jeunes (principalement au sein de l’électorat masculin) a été pour le moment contenue. Milei s’est maintenu à un niveau élevé dans les segments amorphes de la nouvelle génération, mais il n’a pas progressé dans les secteurs plus organisés. Le style agressif et informel du candidat libertarien perdent de leur attrait et se heurtent au rejet impulsé par le militantisme populaire.

La sidération de la droite

Les commentateurs des grands médias minimisent ce qui s’est passé en recourant à toutes sortes d’analyses superficielles. Ils ne peuvent cacher la raclée infligée à Patricia Bullrich et Javier Milei, mais ils l’attribuent au comportement émotionnel des électeurs·trices. Ils omettent de dire que si cette dimension était à ce point décisive, elle aurait également dû marquer les séquences précédentes, qui ont donné des résultats opposés. L’émotivité est en effet présentée comme un jeu à pile ou face, au résultat totalement aléatoire et qui n’explique rien.

Cette façon de voir ne tient pas compte du fait que l’élément rationnel a été particulièrement important lors de ce dernier scrutin. Après avoir flirté avec d’autres options lors des élections provinciales et des primaires, les électeurs·trices ont, lors du tour décisif, rejeté la droite. Mais les commentateurs les plus vulgaires ont ressorti leurs insultes à l’égard de la majeure partie de la population. Ils ont interprété le résultat électoral comme une confirmation définitive que l’Argentine est « un pays de merde », sans mesurer à quel point cet étalage continu de mépris contribue au renforcement du parti au pouvoir. Les majorités populaires conservent l’estime de soi nationale et rejettent le dénigrement dont elles font l’objet par les commentateurs médiatiques.

Pour les éditorialistes de La Nación [principal quotidien conservateur], l’échec de la droite est dû à la manipulation populiste de l’électorat de la conurbation de Buenos Aires, et ils opposent cette manipulation à la « liberté civique » dont aurait fait preuve la ville de Buenos Aires. Mais le maintien à la première place du même courant politique dans cette ville [Bullrich, la candidate de la droite traditionnelle, est arrivée en tête dans la commune de Buenos Aires, Massa l’a emporté dans tous les autres districts de la région métropolitaine] dément ce préjugé. La vérité est que des loyautés de longue date subsistent dans les deux districts et qu’il n’y a aucune raison d’invalider un cas en exaltant l’autre. Il est aussi arbitraire d’attribuer des vertus civiques à la classe moyenne que d’identifier les pauvres à l’ignorance politique.

Les libéraux pensent également que le parti au pouvoir a gagné grâce aux appareils et au gaspillage des ressources publiques. Mais ils oublient que lors des élections précédentes, ces instruments ont conduit à un résultat différent. La même incohérence vaut pour leur façon d’évaluer les candidat·es : le triomphe de Massa serait dû à sa capacité à tromper l’électorat, mais c’est ignorer qu’avec les mêmes vertus de tromperie, ce vétéran de la politique a essuyé d’innombrables échecs. D’autres commentateurs estiment que les principaux·ales candidat·es ont peaufiné leur dispositif pour s’assurer le contrôle des municipalités. Mais ils n’indiquent pas que ces pratiques ne s’accompagnent généralement que d’une faible réduction du nombre de bulletins de vote, sans grand impact sur le résultat final.

Ce qui s’est passé dimanche 22 octobre est tout simplement incompréhensible pour les porte-paroles de l’establishment, car leur point de vue exclut le fait central : l’émergence d’une réaction démocratique face au danger réactionnaire. Faisant preuve de davantage de lucidité, ils relèvent toutefois que les électeurs·trices ont rejeté la démolition sociale. Mais ils disqualifient ce comportement en l’identifiant au « fascisme ». Ils s’indignent surtout du manque de docilité du peuple argentin face aux agressions des puissants.

Une grande partie de l’électorat résiste à l’aggravation de la situation sociale. Ces secteurs sont habitués à survivre avec des taux d’inflation très élevés, mais ils n’acceptent pas les difficultés supplémentaires qu’entraînerait une récession austéritaire. Entre endurer des difficultés et risquer des pertes d’emploi, ils optent pour la première solution. Ce choix entre deux maux s’est forgé dans l’expérience des administrations de droite, qui ont tendance à les cumuler tous.

Massa est synonyme d’inflation, mais Milei et Bullrich signifient tout une série de coups supplémentaires. C’est pourquoi, confrontée à la perspective de subir à nouveau les épreuves traversées lors des gouvernements de Carlos S. Menem, de Fernando De la Rúa et de Mauricio Macri, une grande partie de la population a opté pour un mal familier.

Une autre explication courante du résultat des élections est que le parti au pouvoir a profité de la division de l’opposition. Mais invoquer ce fait évident n’explique pas les raisons de la division et omet que la droite l’a elle-même créée en promouvant Milei comme propagandiste de la thérapie de choc. La droite a créé un monstre qui a pris vie et a fini par enterrer Bullrich. Les porte-paroles de l’establishment oublient également que cette division n’est pas un simple choix, mais le résultat de la déception générée par la présidence Macri. Cette déception a conduit l’électorat à chercher un sauveur en dehors de la « caste ». La fracture de l’opposition est davantage due à sa propre crise qu’aux astuces du parti au pouvoir.

Enfin, selon les mêmes, la victoire de Massa s’expliquerait par le recours judicieux à des consultants externes, qui ont conçu sa campagne en améliorant les schémas mis en œuvre dans diverses expériences électorales latino-américaines. Mais en réalité, on ne peut pas dire que ces consultants se distinguent actuellement par leurs succès… et ils n’auraient jamais pu construire une victoire à partir de rien.

La vérité est que la même réaction qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili, de Juan Guaidó au Venezuela et de Rodolfo Hernández en Colombie s’est répétée en Argentine. Le recul de l’extrême droite n’est pas une particularité nationale. Mais ce facteur reste complètement en dehors du champ de vision des porte-paroles du pouvoir.

Le profil politique de Sergio Massa

Le vainqueur du premier tour de ce scrutin est à la tête d’une aile conservatrice du péronisme, qui promeut des projets très différents de ceux du kirchnerisme. Il l’a fait savoir lors d’une apparition solitaire à l’issue du scrutin, qui visait à souligner son nouveau leadership. Massa a annoncé la « fin du clivage partisan » et a réaffirmé son appel à un gouvernement partagé avec l’opposition de droite. Il a mis en avant les valeurs traditionnelles, rassuré l’establishment et, contrairement au gouverneur réélu de la province de Buenos Aires, Axel Kicillof, évité toute mention de Cristina Kirchner.

Toute sa trajectoire confirme cette tendance. Massa a d’abord rompu avec le kirchnerisme pour converger avec la droite, puis a soutenu les débuts de Macri. Il a approuvé la politique de la main de fer du ministre de la sécurité de la Province de Buenos Aires, Sergio Berni, et s’est tu lors de la répression mise en œuvre par son partenaire Gerardo Morales à Jujuy. Il entretient des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge des réactionnaires Vénézuéliens. Lors du débat présidentiel, il s’est distingué par son soutien sans faille aux crimes d’Israël contre le peuple palestinien.

Mais le plus grand succès de Sergio Massa a été de masquer le fait qu’il est l’actuel ministre de l’économie et qu’il met en œuvre une politique d’appauvrissement massif de la population. Le pourcentage de la population en dessous du seuil de pauvreté a dépassé les 40 % et les dévaluations convenues avec le FMI aggravent la poussée inflationniste. Pour recevoir les crédits que les créanciers accordent pour le remboursement de la dette, le ministre a laissé s’installer une inflation à deux chiffres. Les compensations qu’il annonce chaque semaine pour atténuer la pulvérisation des revenus populaires sont rapidement rattrapées par l’inflation. Aucune prime ne vient contrecarrer les hausses de prix quasi quotidiennes infligées par les grandes entreprises avec la complicité du Trésor. Personne ne respecte l’accord sur les prix et le Secrétariat au Commerce se dispense de tout contrôle.

Par des improvisations quotidiennes, Massa profite de la trêve conclue avec le FMI jusqu’à la fin du cycle électoral pour contenir la hausse du taux de change. Il menace les « oisifs » des maisons de change sans toucher aux grandes opérations des banques. Il négocie avec la Chine une aide en yuans pour soutenir des réserves déjà dans le rouge et reporte toute décision importante jusqu’au résultat du second tour de l’élection présidentielle, le 19 novembre. Mais lui-même ne sait pas s’il pourra éviter le déraillement financier dû à la course folle entre inflation et dévaluation.

Le ministre-candidat promet pour l’avenir ce qu’il refuse de faire aujourd’hui et assure que tout changera lorsqu’il accédera à la présidence. Mais il n’explique pas pourquoi il n’entrevoit pas un avenir aussi radieux à partir de la politique économique qu’il met actuellement en œuvre. Les millions d’électeurs et d’électrices qui ont choisi de voter pour lui n’ignorent pas sa responsabilité dans le désastre économique. Ils font l’expérience directe de la politique de l’« ajustement structurel » [thérapie néolibérale sur le modèle des recettes du FMI] mis en œuvre par le ministre, mais ils perçoivent également que, parvenue au pouvoir, la droite resserrerait le même garrot en y ajoutant davantage de répression.

Les positions pour le second tour

Comme le total des voix obtenues par Javier Milei, Patricia Bullrich et Juan Schiaretti dépasse de loin celles obtenues par Sergio Massa, plusieurs commentateurs estiment que le candidat libertarien a plus de chances d’atteindre la Casa Rosada [le palais présidentiel] que Massa. Dans ce cas, il répéterait ce qui s’est passé au second tour des élections équatoriennes, confirmant que le succès dans un tour de scrutin n’anticipe pas la victoire dans le suivant et que les fluctuations sont la norme dans toutes les élections récentes. Mais il est tout aussi vrai que Massa est à présent mieux placé que ne l’était son rival lors du dernier scrutin. Cette différence est visible même dans l’état d’esprit des deux forces et dans l’attitude d’un ministre qui se présente déjà comme un leader.

Massa a rallié derrière lui tout le parti péroniste et négocie avec les gouverneurs des provinces et l’Union Civique Radicale (UCR [parti centriste]). Avec une offre alléchante de postes, il cherche à favoriser l’éclatement de Juntos por el Cambio [coalition de droite qui a soutenu Macri et qui inclut l’UCR], dont l’unité ne tient qu’à un fil dans un scénario polarisé qui, de façon inhabituelle, la place au centre de l’échiquier politique. La même démarche l’a rapproché de Schiaretti et de ses partenaires des provinces de l’intérieur.

Au contraire, Milei doit soigner les blessures qu’il a infligées au PRO [Proposition républicaine, parti de droite dirigé par Bullrich] en négociant avec des personnalités discréditées (Mauricio Macri) et démoralisées (Patricia Bullrich). Il est également en contradiction avec le personnage qu’il s’est construit. Alors qu’il a gagné des soutiens avec ses positions dérangeantes, ses dénonciations de la « caste » et ses propositions délirantes, il mendie aujourd’hui le soutien de la droite classique, en proposant les mêmes stratagèmes que ceux qu’il a vivement contestés.

Cette brusque conversion du lion en « chaton câlin » (comme l’a qualifié Myriam Bregman lors du débat présidentiel) érode sa crédibilité. L’establishment et les médias qui l’ont promu ont pris leurs distances avec ses élucubrations. Milei  bénéficie du soutien du large bloc forgé par le pouvoir pour déloger le péronisme. Mais il a perdu la possibilité de pouvoir dire impunément n’importe quoi. Ses propositions de dollarisation de l’économie, de vente d’organes, de port d’armes et de rupture avec la Chine ne sont plus très drôles. Les dernières absurdités répandues par son entourage (suspension des relations avec le Vatican, dénonciation de fraudes électorales non prouvées, suppression des aides alimentaires aux parents séparés) l’ont sérieusement affecté. (…)

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Pour rappel, voir entre autres :
Premier tour en Argentine : les analyses de Christophe Ventura, Marco Terrugi, Gaspard Estrada, Mariano Schuster et Pablo Stefanoni
Argentine : vers un second tour entre le péronisme et l’extrême droite (revue de presse et premières analyses)
Vers le premier tour de la présidentielle et des législatives en Argentine (revue de presse)
Javier Milei en dix phrases choc : le paléolibertarien qui veut prendre l’Argentine / Javier Milei en diez frases: el paleolibertario que quiere tomar Argentina (Pablo Stefanoni / Le Grand Continent / fr.esp)
Argentine, année zéro ? (Jean-Jacques Kourliandsky / Espaces Latinos)
Argentine : comment expliquer l’ascension du libertarianisme d’extrême droite ? (Mariano Schuster et Pablo Stefanoni – Nueva Sociedad / Traduction par Robert March – Contretemps)