Chili: l’irruption du pouvoir constituant des peuples (Pablo Abufom Silva / Contretemps)


Après une décennie de défaites accumulées, et à un an et demi de la grande révolte populaire de 2019, les dernières élections au Chili viennent d’infliger une lourde défaite aux partis de l’ordre. Pablo Abufom Silva analyse la situation dans cet article et dresse quelques perspectives. 

– Analyse de Pablo Abufom Silva, traducteur, libraire et éditeur militant chilien, collaborateur de la revue Jacobin America Latina.
– Article traduit de l’espagnol par Robert March.
– Leer en español : Irrumpe la potencia constituyente de los pueblos 

Photo: Revista Rosa

Une victoire, enfin !

Si on nous avait dit, ne serait-ce qu’il y a deux ans, que nous serions aujourd’hui en train d’analyser les résultats d’un scénario politique où ont fait irruption les peuples mobilisés, que la Concertation de l’après-Pinochet se serait effondrée et que la droite aurait été défaite, cela nous aurait paru invraisemblable. Il faut dire que beaucoup de choses ont changé au Chili depuis octobre 2019.

La méga-élection des 15 et 16 mai, où ont été élus les délégués à la Convention constitutionnelle, les maires, les conseils municipaux et les gouvernements régionaux est un événement qui aura des répercussions pendant des décennies.

Pour autant, sa force ne lui vient pas tant des résultats électoraux, mais de la façon dont ces résultats expriment sur le terrain de la « grande » politique nationale, la puissance destituante de la révolte populaire qui a éclaté le 18 octobre 2019, après plus de trois décennies de précarisation de la vie et de démocratie autoritaire. Le régime de transition pactée entre le centre-gauche, la droite et les militaires pour tourner la page de la dictature est aujourd’hui blessé à mort. Ce qui se produira ces prochaines années, tant que durera la Convention constitutionnelle, tracera les contours des confrontations politiques à venir.

On pourrait résumer le résultat de cette élection de la façon suivante : la droite modelée par la dictature de Pinochet et ses composantes rénovatrices a été battu sur toute la ligne, une défaite dont ses porte-paroles accusent le coup, au gouvernement comme au Parlement. Les partis de l’ancienne Concertation de centre-gauche dépérissent et leur situation est de plus en plus minoritaire. La gauche organisée dans des partis comme le Frente Amplio et le Parti communiste ont des résultats en progression significative dans les gouvernements locaux, les gouvernements régionaux et dans la Convention constitutionnelle. La gauche à l’extérieur des partis, très engagée dans les mouvements sociaux féministes et écologistes, fait une irruption avec une force sans précédent dans l’histoire du pays.

Tout indique que nous sommes face à un changement significatif de cycle politique, où un mouvement aux composantes diverses mais ouvertement de gauche (qui s’est structuré au Chili dans une opposition ferme au néolibéralisme) accède à une position majoritaire dans un espace dont il avait été banni depuis des décennies.

L’élite politique chilienne traditionnelle a fait connaître son analyse de ces élections : il s’agirait d’un « message » à la « classe politique » coupable de n’avoir pas su « appréhender » les aspirations des « gens ». Le gouvernement et les forces néolibérales de centre-gauche ne veulent voir dans leur défaite que l’expression d’un vote sanction. Tout indique au contraire que les peuples du Chili se sont rendus aux urnes pour affirmer un vote programmatique : un vote pour des droits sociaux garantis, un vote pour la socialisation de l’eau, un vote pour en finir avec le néolibéralisme. Nous pouvons dire, sans craindre de nous tromper, qu’après des décennies de défaites accumulées, le peuple de gauche a remporté au Chili une victoire d’ampleur.

Mais il s’agit d’une victoire rendue amère par le sort des milliers de prisonniers politiques incarcérés pour s’être révoltés, les corps et les communautés soumis aux mutilations des Forces armées et de maintien de l’ordre, et par la crise économique et sanitaire qui a frappé la majeure partie de la population depuis le début des années 80 et dont les séquelles physiques et sociales se feront sentir à long terme. Cette irruption dans le processus constitutionnel ne conduira évidemment pas à des changements immédiats dans une telle situation, mais il est d’ores et déjà évident qu’il s’agit d’une gigantesque opportunité de mettre en mouvement les forces sociales et politiques qui pourront en finir avec l’impunité et améliorer radicalement les conditions de vie des peuples du Chili.

De bons résultats…

Le 15 novembre 2019, avec l’objectif explicite d’écraser la révolte populaire d’octobre, toutes les forces politiques, à l’exception du Parti communiste, ont signé l’Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution. S’appuyant sur cet Accord, le camp de la Transition (formé par la droite traditionnelle chilienne Chile Vamos et le centre-gauche traditionnel de l’ex-Concertation / ex-Nouvelle majorité) a retrouvé une importante marge d’initiative face à la mobilisation massive qui, depuis un mois, déferlait dans les rues. Le point culminant de cette mobilisation de masses fut la Grève générale du 12 novembre qui a mis au défi le régime. L’Accord lui a offert une bouée de sauvetage mais il a aussi ouvert un processus constituant inédit et contradictoire qui porte aujourd’hui ses premiers fruits.

La Convention constitutionnelle sera formée de 155 conventionnels, 81 femmes (53 %) et 74 hommes (47 %) qui auront à charge de rédiger une nouvelle Constitution pour le Chili. Il s’agira d’un organe sans majorité absolue dans lequel pourront se tenir aussi bien des débats ouverts sur le caractère de l’État, le régime de propriété privée, le type de démocratie et les droits sociaux, que se produire une profonde reconfiguration du champ politique en fonction des possibles alliances entre blocs. La Convention prévoit que les accords en son sein doivent avoir le soutien des 2/3 de l’Assemblée et, de ce fait, l’idée que le 1/3 restant aurait la capacité de bloquer des accords a été une consolation pour ces imbéciles de la droite qui ont cru que cela leur donnerait un droit de veto, faute de pouvoir imposer leur projet. Comme nous le verrons, ils n’auront même pas cette consolation. Ne perdons pas de vue, toutefois, qu’un bloc qui atteindrait 33 % des voix pourrait bloquer des accords au sein de la Convention. (…)

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Voir également nos revue de presse précédentes:
Chili : les résultats électoraux du 16 mai changent la donne

Chili : vers une réécriture de la Constitution héritée de Pinochet et avancée de la gauche aux élections municipales et régionales (Franck Gaudichaud – Blog du Monde Diplomatique / Le Monde – AFP / Justine Fontaine – Libération)
– Chili: élection de l’Assemblée constituante (Marie Normand – RFI / Franck Gaudichaud – Monde Diplomatique / Angèle Savino – Le Courrier – Bastamag)