La Colombie en flammes : la fin du néolibéralisme sera violente (Boaventura de Sousa Santos / Contretemps)

Boaventura de Sousa Santos analyse dans cet article la situation de révolte populaire, mais aussi de répression (avec plusieurs dizaines de morts) et de militarisation que vit la Colombie depuis le 28 avril dernier. Une répression qui s’est encore accrue depuis la rédaction de cet article. Cali, la troisième ville du pays, est devenue l’épicentre de la confrontation de classe dans le pays. Les organisations sociales ont déjà appelé à une nouvelle journée de mobilisation, le mercredi 12 mai 2021.

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Universitaire de nationalité portugaise, Boaventura de Sousa Santos est sociologue à l’Université de Coimbra (Portugal) où il assure la direction du Centre d’études sociales. Il est aussi l’un des principaux animateurs du Forum Social Mondial. 

Cet article a été publié par la revue Público et traduit par Robert March. 

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Colombia en llamas: el fin del neoliberalismo será violento

La Colombie est en flammes. C’est aujourd’hui un des pays qui compte le plus de morts dus au Covid-19, en quatrième position derrière les États-Unis, le Brésil et le Mexique, avec à peine 3,5 % de la population complètement vaccinée. En outre, il fait partie des pays qui s’opposent à la demande de libérer les brevets des vaccins. C’est également le pays où, en 2020, 42,5 % de la population souffrait de pauvreté, et 15,1 % d’extrême pauvreté. À ces données succinctes, mais néanmoins significatives, nous pouvons ajouter que, depuis les accords de paix signés en 2016, entre 700 et 1.100 personnes, défenseurs et défenseures des droits humains, ont été assassinées (les chiffres varient selon les sources, les ONG d’une part, les institutions gouvernementales de l’autre). Les zones précédemment sous le contrôle des FARC-EP font l’objet d’affrontements entre différents groupes armés illégaux, qui ne cherchent qu’à s’en approprier les ressources (narcotrafic, extraction illégale de minerais). Ils se livrent à des exactions, aussi horribles que sanglantes, pour le contrôle des populations civiles, ce qui impacte gravement le tissu social. Et ce n’est que le sommet de l’iceberg du nouveau panorama où se trouve plongé le pays.

Dans ce contexte, alors que le pouvoir est depuis trois ans aux mains d’une droite opposée aux accords de paix, alors que sévit une pandémie qui tue des milliers de personnes, le peuple travailleur est descendu dans la rue pour clamer son opposition à la réforme annoncée du système fiscal, promue par le gouvernement avec l’objectif de collecter 23 milliards de pesos (soit environ 6,3 millions de dollars) pour redresser les finances du pays et financer les programmes sociaux. Il est vrai que le pays a besoin de réformer son système d’imposition, mais cette réforme visait à une augmentation du nombre de personnes assujetties à l’impôt sur le revenu, selon les prescriptions et avec l’aval du FMI.

Augmenter le nombre de personnes assujetties à l’impôt et financer les programmes sociaux n’est pas, en principe, quelque chose d’incongru. On pourrait même envisager que ce soient les personnes aux revenus les plus élevés qui paieraient ces impôts, en application des principes de progressivité, d’équité et d’efficacité en matière fiscale qui sont inscrits dans la constitution de la Colombie. Pourtant, selon les données de la Banque mondiale, la Colombie est l’un des pays les plus inégalitaires de l’Amérique latine (avec un indice de Gini de 51,3). C’est la conséquence d’une politique fiscale inadéquate et régressive qui a conduit à une forte concentration des revenus et de la richesse, au détriment du développement du pays. Cette situation bénéficie à un pourcentage très faible de la population. La réforme à l’ordre du jour s’inscrit dans un système fiscal bien établi et complexe. De ce fait, elle ne vise pas à instaurer une véritable politique progressive en matière fiscale, et elle bénéficierait surtout aux personnes dont les revenus sont les plus élevés.

C’est, dès 2016, que le peuple travailleur a envahi les rues et les places de la Colombie pour exiger la défense de la paix, le respect des accords, la protection des dirigeants des mouvements sociaux et la solidarité avec ceux qui ont été assassinés, tout comme le refus des projets de réforme du régime des pensions, du droit du travail et du système fiscal. Ces cinq dernières années la Colombie a vu ainsi ses rues parcourues par des jeunes, des femmes, des indigènes, des afros-américain.e.s, des enseignant.e.s, des retraité.e.s et des étudiant.e.s, et on a assisté à des événements hors du commun, avec notamment une des plus importantes manifestations depuis les années 1970, celle du 21 novembre 2019 (21N). Grâce à cette prise de pouvoir populaire, et malgré la pandémie du Covid-21, la Colombie a repris, du 9 au 21 novembre, ses marches de protestation contre les exactions policières et la mauvaise gestion du gouvernement face à la crise économique et sociale provoquée par la pandémie, et pour clamer « non aux massacres » qui n’ont pas connu de trêve dans le pays, pourtant soumis aux obligations de confinement. Il faut souligner l’importance particulière de la Minga del Suroccidente Colombiano, en octobre 2020, une mobilisation dirigée par les organisations indigènes, qui a suscité l’émotion par ses mots d’ordre et son courage et qui a réussi à gagner le soutien d’une grande partie de la société à ses revendications tout au long de son parcours d’un bout à l’autre du pays, accueillie avec chaleur par des millions de personnes de ville en ville jusqu’à son arrivée à Bogota.

C’est dans ce contexte que le peuple a décidé le 28 avril dernier de multiplier les manifestations contre la réforme fiscale et l’inaction du gouvernement. La protestation citoyenne a subi la stigmatisation et la répression de la force publique. Des organisations des droits humains ont enregistré entre le 28 avril et le 5 mai un total de 1.708 actes de violence policière, 381 cas d’agressions physiques du fait des forces de police, 31 décès et 10 victimes de viol par des membres des forces de l’ordre (des chiffres non définitifs). La Défenseure du peuple a déclaré que 87 plaintes avaient été déposées concernant des disparitions supposées lors de la grève nationale du 28 avril.

Ce qui a commencé comme une mobilisation massive contre une réforme impopulaire et un ministre du Budget qui ignorait le prix d’une douzaine d’œufs (et même de tout le panier alimentaire de base), s’est renforcé au point d’obtenir non seulement le retrait de cette réforme et la démission du ministre, mais a même obligé le président de la République Iván Duque Márquez à proposer un espace de dialogue avec les différents secteurs de la société civile, un dialogue qui semble jusqu’ici réservé aux élites de la nation, et qui comme toujours vient d’en haut, jamais d’en bas. Les organisations sociales savent par expérience qu’on ne peut rien attendre de bon de ce gouvernement mais, fidèles à leur ligne de conduite, elles n’ont pas refusé le dialogue.

Cette première victoire du mouvement citoyen descendu dans la rue, le retrait du projet de réforme, a été payée durement et très lourdement, comme en témoignent les chiffres rapportés ci-dessus. Le président Duque avait proclamé la militarisation du pays avant de céder à la clameur sociale. Dès le 1er Mai et les jours suivants, les réseaux sociaux et les rues du pays ont fait face à l’horreur d’un déploiement de l’armée typique de l’état d’exception sous une dictature, où la police a tiré contre des manifestants pacifiques et désarmés. Il s’agit peut-être du déchaînement de violence policière le plus extrême à l’échelle mondiale en ces temps de pandémie.

C’est à Cali que les protestations ont eu le plus d’intensité du fait de la mobilisation des organisations indigènes après le cruel assassinat de Sandra Liliana Peña, gouverneur indigène d’à peine 35 ans qui préconisait la réhabilitation des cultures indigènes ancestrales et s’opposait à toute présence armée sur son territoire. Cali est, du point de vue de sa population noire, le deuxième centre urbain de toute l’Amérique du Sud, riche de mouvements contestataires et de luttes. Elle voit aujourd’hui comment sa population est réprimée de la pire des façons. Cela atteint un point où, alors que se tenait une réunion pacifique, retransmise sur les réseaux sociaux, les escadrons anti-émeutes sont intervenus pour la disperser, en provoquant la mort d’un jeune sous les yeux de plus de 1 000 témoins qui suivaient l’événement sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, Siloé, une favela attenante à Cali, a été privée d’accès à internet pendant la nuit du 4 mai.

La réaction très tiède des institutions du pays (tant administratives que judiciaires) face aux violences policières a laissé un espace à l’action de groupes de civils armés qui ont menacé les manifestant.e.s, accusés de n’être que des « délinquants » et des « terroristes ». À Cali, les étudiant.e.s ont diffusé un échange éloquent : « Nous avons 25 000 armes » a crié un homme habillé de blanc installé dans sa voiture de riche garée devant l’Université del Valle (Univalle). Et un étudiant lui a répondu : « Nous, nous avons une des meilleures bibliothèques du pays ». À Pereira, le maire a encouragé la formation d’un « front commun » rassemblant des agents de polices privées, l’armée et la police, pour « restaurer l’ordre et la sécurité des citoyens ». C’est ainsi qu’un jeune a été blessé de huit balles et qu’il se trouve dans un état désespéré à l’hôpital de la ville. (…)

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