En Colombie, «un peuple se réveille d’une longue nuit» (Jean-Baptiste Boissy / Blog Médiapart)
Que se passe t-il en Colombie? Nous avons donné la parole à une douzaine de colombiennes et colombiens qui vivent le mouvement à Bogotá, Medellín, Popayán, Pereira, Manizales et dans la Guajira. Des témoignages d’une longue semaine sanglante.
« Vous avez sûrement rêvé, disaient les officiers avec insistance. À Macondo, il ne s’est rien passé, il ne se passe rien et il ne se passera jamais rien. Ce village est un village heureux »
Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude.
Mardi 4 mai 2021. Il ne se passe rien en Colombie. Temps pluvieux sur Bogotá, tout au plus quelques embouteillages dans cette ville encombrée à cause du vandalisme contre les stations du Transmilenio, le transport public bogotanais. Ici (sur le journal El espectador) on rassure sur la bonne tenue de la Copa America en Colombie. Là (sur El tiempo) on dénonce « les actions terroristes des casseurs ». Ailleurs (sur El colombiano) on s’inquiète des dangers de la désinformation sur les réseaux sociaux et on prodigue ses conseils dans un « manuel pour ne pas devenir incendiaire ». Et puis on interroge un peu partout des citoyens excédés par les troubles, on chiffre le coût des destructions de biens publics… Sur les réseaux sociaux, c’est autre chose qui se joue pourtant. Des vidéos glaçantes et des messages de détresse : « hier soir on a massacré à Cali, la police nous tue ». Pourtant tout va bien dans ce pays heureux. Ce silence là c’est celui que décrivait le grand romancier García Márquez quand il concluait sur le massacre des ouvriers d’une plantation : « La version officielle, mille fois répétée et rabâchée dans tout le pays par tous les moyens d’information dont avait pu disposer le gouvernement, finit par s’imposer : il n’y avait pas eu de morts, les travailleurs satisfaits étaient rentrés avec leurs familles ». Solitude face à un long siècle sanglant. Solitude d’un peuple qu’on assassine ponctuellement par cycles de violences qui se répètent indéfiniment. Mais les choses changent et le peuple colombien ne sera plus jamais silencieux. Pour comprendre ce qui se passe, il faut laisser la parole à celles et ceux qui depuis le 28 avril manifestent chaque jour. Cet article est issu d’une douzaine de témoignages récoltés tout au long de cette terrible semaine sanglante que vient de passer la Colombie.
28 avril – 2 mai. « Un peuple sans jambes qui se mit à marcher » et renverse des statues
Ce sont les mots de Nicolás Tamayo Escalante, dans un article pour le média libre La oreja roja. Des mots qui traduisent, dans ce langage poétique et imagé qui ne quitte jamais les colombiens, même dans les moments les plus difficiles, le sentiment général que quelque chose se passe enfin.
Mais revenons au contexte d’abord. Alex le résume ainsi : «Voici un pays qui, à l’occasion d’un référendum pour la paix visant à mettre fin à un conflit vieux de 60 ans, a voté Non ! … ce pays profondément divisé, acculé par l’extrême droite, qui pleure aujourd’hui non seulement ses 6 millions de déplacés, mais aussi 6402 jeunes tués par la force publique tout en imputant la faute aux groupes de guérilla, continue d’assassiner joyeusement les leaders sociaux, environnementaux et communautaires [plus de 600 en trois ans]… ». Identité paradoxale d’un pays « fragmenté » selon les termes des historiens Frank Safford et Marco Palacios et façonné par les conflits internes, qui oscille entre haine de soi, attachement à une démocratie ancienne mais jamais achevée et soif de paix et de justice.
Dans les faits, après un court épisode de stabilité sous la présidence de Juan Manuel Santos et l’accord de paix avec la guérilla des FARC-EN en 2016, le retour de l’extrême droite menée par Iván Duque (du mal-nommé parti Centre démocratique) a plongé de nouveau le pays dans la crise. Les effets cumulés de la pandémie avec la dévaluation monétaire et le creusement de la dette ont eu des effets dévastateurs. Julián, étudiant en sciences sociales à Bogotá m’énumère des chiffres qui témoignent d’un crise abyssale amplifiée par la pandémie : 20% de la population n’a pas de travail, 42% vit dans la pauvreté, 17 % sous le seuil de pauvreté et 50% ont un travail informel…
Dans ce contexte, tous utilisent la même expression : « la réforme fiscale à fait déborder le vase ». C’est aussi l’opinion générale que résume Katy et qui se base sur un constat simple et cruel : on demande aux pauvres de payer la dette des riches. Kamilo, quant à lui, développe : aux cadeaux fiscaux pour les grandes entreprises s’est rajoutée une augmentation de dépenses publiques en équipement militaire avec de nouveaux avions, des blindés pour mieux réprimer la population. Pour Luisa la pandémie a accéléré la brèche sociale de l’appauvrissement général et « tout cela vient du fait que depuis 2019 il y a eu une réforme fiscale, qui a généré une mobilisation, qui a entrainé une répression face au mécontentement et que cette réforme fiscale a généré un trou fiscal au profit du secteur financier et du grand capital qui lui-même a généré une nouvelle réforme fiscale » et une nouvelle mobilisation… Le mouvement social est venu rompre ce cercle vicieux d’une politique néo-libérale aveugle. Ainsi, « les gens sont retournés dans la rue le 28, je dis bien retournés – précise Julián – parce que le mouvement avait commencé en 2019, particulièrement en novembre, avec des mobilisations massives … mais avec la pandémie il semble que la protestation s’était elle-aussi confinée ». Cette réforme fiscale visait globalement à augmenter des impôts pour les classes moyennes comme en témoigne Mauricio : « avec un salaire équivalent à mille dollars le gouvernement souhaitait m’imposer, il voulait même imposer ceux qui gagne 600 dollars et imposer les morts au moment où un tas de gens meurt du covid, c’est le monde à l’envers… ! ». D’ailleurs, pour mieux confirmer les propos de Mauricio, à cette réforme vient s’ajouter celle de la santé qui vise à libéraliser encore plus les soins…
Tous les témoignages s’accordent pour dire que les problèmes viennent de loin, qu’il ne s’agit pas simplement de la pandémie ou d’une simple réforme. Il y a d’abord l’idée d’une classe moyenne qui a explosé au décollage. Le parcours d’Emilio, étudiant en biologie à Bogotá, illustre cette trajectoire. Il dit venir d’un quartier pauvre de Villavicencio où son père a été assassiné par un groupe armé quand il avait deux ans, « j’ai grandi avec ce traumatisme, avec la conscience de ne pas avoir connu mon père… pour te dire qu’en Colombie on tue ! Je vois les études comme un moyen de changer les choses ». Et pourtant, selon lui, accéder à l’université n’est pas à la portée de tous. L’ascension sociale qui commençait depuis une dizaine d’année à fonctionner s’est brutalement arrêtée, laissant une grande partie de la population face à ses rêves brisés, en particulier la jeunesse.
Pour Daniela il faut remonter encore plus loin pour comprendre comment on a pu en arriver là. « Nous autres depuis le début nous avons eu des institutions très fragiles… nous avons toujours eu des mauvais gouvernements et de la corruption parce qu’ici on a beaucoup intériorisé l’idée qui nous vient des espagnols que c’est le plus malin et celui qui a le moins de scrupule qui est le meilleur et va le plus loin, comme on dit : « el vivo vive del bobo » (littéralement « celui qui est le plus vivace d’esprit vit du plus stupide »). Et c’est peut-être pour cela que ce 1er mai, trois jours après le début du mouvement, on a fait tomber des statues, celles des conquistadors Sebastián de Belalcázar et Gonzalo Jiménez de Quesada, pour que le « bobo » renverse enfin le « vivo »…
C’est ainsi que tout a commencé. Dès les premiers jours meurent six personnes dont un policier dans des circonstances obscures. Il aurait été poignardé à Soacha dans la périphérie de Bogotá après avoir tiré sur un jeune de 21 ans. Le 1er mai à Madrid, toujours dans la banlieue de Bogotá, Brayan Niño meurt d’un projectile tiré par un blindé de l’ESMAD (les brigades mobiles anti-émeutes). À Ibagué c’est la vidéo d’une mère pleurant son fils qui émeut tout le pays. Le jour suivant, Duque annonce dans la précipitation le retrait de sa réforme mais rien n’y fera. Pour Kamilo, « en plus d’annuler la réforme fiscale, les travailleurs, indigènes, syndicalistes et étudiants exigent une révision de la réforme de santé, la dissolution de la police anti-émeute, la démilitarisation des villes et la condamnation des responsables des assassinats de manifestants ». C’est tout le contraire qui a lieu, le lundi 3 mai au soir, dans un quartier populaire de Cali, à Siloé, la police ne s’embarrasse plus de tirer à vue sur tout ce qui bouge, officiellement il y aura sept morts dont un enfant de 11 ans.
Images de Medellín © Pedro Londoño @pedrografo
3-5 mai. Des casseroles contre les balles : Peur la nuit, espoir le jour
Le mouvement que traverse la Colombie montre à quel point les réseaux sociaux sont utiles dans des pays où l’information est censurée. Mauricio est syndicaliste à Medellín, il me confie avoir très peu dormi ces derniers jours. Il passe ses nuits à regarder des vidéos de ce qui se passe dans les quartiers populaires, « j’ai quelques chaînes de jeunes qui retransmettent en direct, c’est le bon côté de twitter: en une seconde tu te rends compte de ce qui se passe dans les quartiers, dans quel secteur de Medellín tire la police, c’est ce qui s’est passé ces derniers jours vers chez moi à Santa Elena ». Pedro Londoño qui participe aux marches comme photographe à Medellín s’insurge contre « l’extrême désinformation », des médias traditionnels – Caracol et RCN – « ils déforment éhontément la réalité mais les gens s’en rendent compte et les médias alternatifs, les photos et les vidéos que nous partageons sont devenues les moyens de communications massifs par lesquels les gens s’informent ». Par ailleurs, il dénonce les tentatives du gouvernement de couper la connexion internet en particulier à Cali (qui fonctionne à 30-40%) mais aussi à Medellín où des coupures ont lieu par moment, « lors de la dernière marche j’ai reçu un message de maintenance du réseau qui était très suspect ».
Mais c’est surtout dans la rue que les choses se passent. En réponse aux événements de Cali, les marches se sont multipliées. On marche encore et encore, inlassablement. « Les gens sortent tous les jours dans des lieux divers, tous les cortèges ne vont pas sur la place Bolívar [lieu de rassemblement traditionnel à Bogotá], ils sont partout, dans les parcs, sur les avenues, il y a toujours des marches » témoigne Emilio. Un peu partout les fameux cacerolazos [concert de casseroles] marquent l’appui important de la population au mouvement. Les manifestations sont massives et ce sont surtout les jeunes qui se mobilisent. Mauricio comme syndicaliste le reconnaît bien volontiers : « nous on est en appui, mais le cœur du mouvement c’est la jeunesse », une jeunesse qui selon Luisa s’est politisée durant les années de paix, sous le mandat de Santos, « qui a grandi avec le processus de paix et avec l’espérance d’en avoir fini de 50 années de conflit armé, de pouvoir construire enfin un autre pays ». Le mouvement déborde les classes populaires et les classes moyennes, Emilio note qu’on y croise, à Bogotá, des étudiants venant de milieux aisés qui sont dans des universités privées comme Los Andes, la Javeriana, la Universidad del Bosque ». Il y aussi pour Julián « ceux qui n’ont pas de travail, qui n’ont rien, pas même la peur de perdre quelque chose et qui continuent à avoir l’espoir de vouloir une meilleure condition sociale, ceux qu’Eduardo Galeano nommait les « nadies » [ceux qui ne sont personne]. (…)
(…) Lire la suite de l’article ici
Voir également nos revues de presse et les communiqués de solidarité de France Amérique Latine
– Colombie: troisième semaine de mobilisations, répression, solidarités
– Colombie : violence économique et répression en pleine pandémie
– FAL solidaire du peuple colombien en lutte. Les institutions françaises et européennes doivent exiger l’arrêt de la répression
– Mobilisations et répression en Colombie (revue de presse fr./esp.)
– Colombie : “paro nacional” du 28 avril 2021. Multiples manifestations contre un projet de réforme fiscale