🇵🇪 Miné par les inégalités et la corruption, le Pérou enlisé dans une crise profonde (Valérie Robin Azevedo / The Conversation)


C’est un record mondial : le Pérou compte désormais trois anciens présidents incarcérés. Alejandro Toledo (2001-2006), qui vient d’être extradé depuis les États-Unis vers Lima où il sera jugé pour corruption, a rejoint derrière les barreaux deux autres anciens chefs de l’État : Alberto Fujimori (1990-2000), condamné en 2009 à 25 ans de prison pour crimes contre l’humanité, et le dernier président en date à avoir été élu, Pedro Castillo (2021-2022).

Le 19 janvier 2023, à Lima, manifestation contre la présidente Dina Boluarte. Joseph Moreno M/Shutterstock

La destitution et l’arrestation de ce dernier en décembre 2022 avaient été suivies de manifestations massives de ses partisans, majoritairement issus des communautés dites indigènes (environ un quart des 33 millions d’habitants du pays). Ce mouvement fut réprimé dans la plus grande violence.

Si aujourd’hui un calme relatif semble revenu, le Pérou n’en demeure pas moins plongé dans une crise profonde dont on peine à discerner la fin.

De la chute de Castillo à la répression de ses partisans

Le 7 décembre 2022, confronté à une motion de destitution lancée par les parlementaires de droite et d’extrême droite, majoritaires au Congrès, Castillo (qui avait été élu président en juillet 2021 sous les couleurs du parti marxiste Pérou libre) annonce la dissolution du Congrès, la création d’un gouvernement d’urgence exceptionnel et la convocation imminente d’une Assemblée constituante.

Dès la prise de fonctions de Dina Boluarte, le 7 décembre 2022, des manifestations spontanées se multiplient dans tout le pays pour exiger la tenue d’élections générales anticipées, la dissolution du Congrès, jugé mafieux et putschiste, la convocation d’une Assemblée constituante afin de rédiger une nouvelle Loi fondamentale plus soucieuse des droits des citoyens, voire la libération de Castillo.

Cette mobilisation exceptionnelle, partie des villes de province du centre-sud des Andes et des secteurs paysans et indigènes quechua et aymara, se heurte à une répression « excessive et disproportionnée », pour reprendre les termes d’un rapport de Human Rights Watch intitulé  « Dégradation létale. Abus des forces de sécurité et crise démocratique au Pérou ». On relève une soixantaine de morts et des milliers de blessés, le plus souvent par balles. Des preuves irréfutables attestent de l’utilisation prohibée d’armes à feu par les militaires et la police, dont des fusils d’assaut ; en outre, des exécutions extrajudiciaires » auraient eu lieu.

Des manifestants brandissent une bannière accusant les forces de l’ordre d’être les assassins du peuple
Le 10 janvier 2023 à Lima, les manifestants brandissent des pancartes qualifiant les forces de l’ordre d’« assassins du peuple ». Mayimbú/WikipediaCC BY

Le rapport souligne que cette répression s’est déroulée « dans un contexte de détérioration des institutions démocratiques, de corruption, d’impunité pour les abus passés et de marginalisation persistante de la population rurale et indigène du Pérou. »

Le 10 janvier, la Procureure générale ouvre une enquête contre la présidente et plusieurs de ses ministres pour crimes de génocide, homicide aggravé et blessures graves.

Ce recours à la notion de génocide peut surprendre. Il s’explique par la banalisation de ce terme au Pérou depuis le conflit armé des années 1980 et 1990, qui opposa la guérilla maoïste du Sentier lumineux à l’État, les deux parties se qualifiant réciproquement de « génocidaires ».

Répressions des manifestations au Pérou : la présidente visée par une enquête pour génocide. (France 5, 12 janvier 2023)

Dans le contexte actuel, l’accusation de génocide relève plus d’une manœuvre dilatoire de la part de la Procureure générale, alliée aux forces de droite et d’extrême droite du Congrès, que d’une réelle volonté de faire la lumière sur les événements : l’enquête pour génocide prendra énormément de temps, et fera peser en permanence une épée de Damoclès sur Boluarte. Celle-ci, qui est censée achever le mandat de Castillo et donc rester en poste jusqu’en 2026, ne pourra donc guère se permettre de s’émanciper du Congrès tout au long des prochaines années.

La colère des peuples indigènes

La colère doit, pour partie, être saisie à l’aune de l’identification des milieux populaires au symbole incarné par Castillo, instituteur modeste, originaire du monde paysan andin et militant syndicaliste, élu grâce aux votes obtenus hors de Lima.

Son accession au pouvoir en 2021 correspondait au bicentenaire de l’Indépendance du Pérou qui fit advenir la République. Pourtant, la promesse postcoloniale d’égalité entre citoyens ne s’est jamais concrétisée pour les populations autochtones, et la fracture ethnique et géographique persiste.

Nombre d’électeurs de Castillo estimaient que pour la première fois un président « leur ressemblait » – et ce, même s’il s’est révélé aussi corrompu que ses prédécesseurs, des preuves incontestables ayant été présentées contre lui et des membres de sa famille pour détournement de fonds publics et trafic d’influence.

L’exercice du droit de vote – qui avait été confisqué aux Indiens, du fait de leur analphabétisme, entre la fin du XIXe siècle et 1980 – semblait autoriser ces Péruviens historiquement discriminés à croire que, malgré le mépris et le racisme, la démocratie n’était pas qu’un jeu de dupes dont ils étaient fatalement exclus. Cet espoir s’est effondré avec la chute de Castillo. (…)

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Pour rappel, voir aussi :
Pérou. De hauts représentants de l’État doivent rendre des comptes pour les attaques meurtrières menées par les forces de sécurité (Amnesty International)
« Cuéntame Perú », une initiative étudiante pour comprendre la crise socio-politique péruvienne (étudiants en M1 d’Études sur les Amériques à l’Université Toulouse Jean-Jaurès / esp.fr)
Manifestations au Pérou : comment les communautés indigènes font entendre leur voix grâce aux réseaux sociaux (Jérémie Laurent – Kaysen et Bénédicte Mingot – Les Révélateurs – France Info)
Au Pérou, « Pedro Castillo est victime d’un ordre raciste » (interview de Guido Leonardo Croxatto, avocat de Pedro Castillo / Rosa Moussaoui / L’Humanité)
Pérou. Quand l’actualité répressive renvoie à la «guerre intérieure» du passé (Carlos Noriega / Página 12 – Traduction par À l’Encontre)
Pérou : Violence institutionnelle et mobilisations (Revue de presse)