Mouvement indigène équatorien (analyses de Pablo Ospina – Nueva Sociedad – traduction par Sergio Coronado pour Contretemps / Maristella Svampa – El Diario de Argentina – traduction par Alexia Delfosse pour le CETRI / entretien avec Leonidas Iza par Rosa Moussaoui – L’Humanité)

Le fort score remporté par le candidat présenté par l’organisation indigène Pachakutik a été une des grandes surprises de l’élection présidentielle du 7 février en Équateur. Finalement, après des recomptages, Yaku Pérez était donné troisième du premier tour derrière le candidat de la droite Guillermo Lasso, avec un infime retard en voix (19,38 % contre 19,74 %), selon les résultats, quasi définitifs, publiés par le Conseil National Électoral. 

Face à ce succès inédit, qui se vérifie dans les résultats obtenus aux élections législatives également organisées le 7 février, des analystes reviennent sur l’histoire récente du mouvement indigène équatorien.


Chemins et bifurcations du mouvement indigène équatorien (analyse de Pablo Ospina / Nueva Sociedad / traduction par Sergio Coronado pour Contretemps)

Dans ce texte, publié initialement par la revue Nueva Sociedad, et traduit en français par Sergio Coronado pour Contretemps, l’historien et militant Pablo Ospina  nous livre ses réflexions sur la situation en Équateur à la suite du premier tour des élections présidentielles dans son pays, et ce, alors que le candidat du mouvement indigène, Yaku Pérez, a créé la surprise.

Leer en español : Caminos y bifurcaciones del movimiento indígena ecuatoriano


En effet, ce dernier n’a,  semble-t-il (un recomptage partiel des votes a été demandé), manqué que de quelques voix le deuxième tour face au candidat progressiste Andrés Arauz (soutenu para l’ex-président Rafael Correa), en lieu et place du banquier néolibéral Guillermo Lasso. Selon Pablo Ospina, les « clivages à l’intérieur de Pachakutik, une sorte de bras politico-électoral du mouvement indigène, ne sont ni simples ni réductibles à un affrontement entre ‘classistes’ et ‘ethnicistes’. Parallèlement, les affrontements avec le gouvernement de Rafael Correa expliquent partiellement ses positionnements et ses divisions internes ».

Pablo Ospina est professeur à l’Université Andina Simón Bolívar, chercheur à l’Instituto de Estudios Ecuatorianos et militant de la Comisión de Vivencia, Fe y Política.


Maintes fois donné pour mort et miraculeusement ressuscité tout au long des trente dernières années, le mouvement indigène équatorien et sa principale organisation, la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE), continuent de surprendre et de déconcerter. Lors de sa dernière démonstration de force, Yaku Pérez, candidat de Pachakutik, organisation électorale parrainée par la CONAIE, a été sur le point de se qualifier au second tour, avec presque 20 % des voix, au coude-à-coude avec le banquier conservateur Guillermo Lasso, qui se prépare à affronter le 11 avril prochain Andrés Arauz. En tout état de cause, ce résultat au premier tour a été un succès retentissant pour Pachakutik, qui aura à l’avenir des implications politiques fortes et permettra notamment la création d’un groupe parlementaire important.

Unanimement célébré par les courants progressistes et les gauches latino-américaines comme un mouvement de démocratisation, un renouveau des luttes émancipatrices et une expression de la lutte contre le racisme et le colonialisme interne, le conflit entre la CONAIE et le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017) l’a transformé soudainement pour une partie de ces gauches en une sorte d’instrument de « l’Empire » états-unien, une manifestation de l’ethnicisme excluant et une arme géopolitique de l’environnementalisme libéral. La possible qualification de Yaku Pérez au second tour de l’élection présidentielle face au candidat soutenu par Rafael Correa a donné lieu à des accusations particulièrement violentes, parfois même à des expressions empreintes de racisme, comme celles qui dénoncent son changement de prénom pour Yaku (eau, en kichwa, adopté légalement en 2017) .

Depuis 1990, la CONAIE et le mouvement indigène ont subi, comme l’ensemble du pays, d’importants changements sociaux, culturels et économiques. Parmi ceux-ci, on note une accentuation de l’urbanisation de ses bases sociales, une large diversification dans les emplois occupés par ses dirigeants, une plus large présence de l’État et de ses services et un accroissement (certes encore limité) de la scolarisation. La présence d’ONG, de partis qui sont en concurrence pour présenter des candidats indigènes, de bureaux et entités publiques qui offrent des bourses ou soutiennent des projets sociaux de toutes sortes se maintient et a probablement augmenté.

L’isolement relatif des territoires indigènes est une relique du passé, même s’il subsiste partiellement, surtout en Amazonie. Mais, en même temps, les communautés indigènes continuent d’être les populations les plus pauvres, abandonnées et avec les indicateurs sociaux les plus dégradés du pays. Traditionnellement, le mouvement indigène équatorien fut décentralisé et hétérogène, tant en termes idéologiques qu’organisationnels. Depuis les années 70, le mélange indésirable de discours « classistes » (nous sommes pauvres) et « ethniques » (nous sommes les nationalités indigènes) s’est associé à des revendications écologistes, saisissant des opportunités internationales et nationales existantes.

Plus lentement, et de manière plus inégale, le féminisme est aussi entré dans les communautés – même si, à la différence de la Bolivie, il n’existe pas d’organisations exclusivement féminines au-dessus des communautés locales. Parallèlement, un conservatisme moral persistant, propre à toutes les zones rurales, et l’influence des Églises évangéliques et catholiques ont limité l’incorporation par les organisations indigènes des agendas des droits reproductifs.

Le conflit entre la CONAIE et le gouvernement de Rafael Correa a traversé toutes les fractures idéologiques, sociales et organisationnelles du mouvement indigène. Il est faux de dire qu’une seule d’entre elles ait primé. Je veux dire que ni les dirigeants du courant classiste, ni ceux défendant « des positions ethniques » n’ont eu une position commune (favorable ou d’opposition) face à Correa.

Prenons un seul exemple. Carlos Viteri, un intellectuel reconnu, indigène d’Amazonie, originaire de Sarayaku, imprégné d’un discours ethnique, est devenu un militant du « corréisme ». Sa communauté jouit d’une renommée internationale en raison de son opposition radicale à l’exploitation pétrolière sur son territoire depuis les années 80. Carlos Viteri fut cependant le parlementaire chargé du rapport qui rendit possible l’exploitation pétrolière dans le Yasuní en 2013. L’accent mis sur les valeurs de l’ethnicité peut parfaitement s’accommoder avec la “générosité” de l’extractivisme. Les tendances ethniques et classistes cohabitent toujours et se transforment en son sein. Le soulèvement populaire d’octobre 2019, par exemple, avait pour l’essentiel un agenda économique ; le leadership de Leonidas Iza, dirigeant kichwa de la province de Cotopaxi, aux revendications plus classistes, est sorti renforcé des mobilisations contre le gouvernement de Lenín Moreno. L’esquisse de programme économique qui s’est forgé, sous l’impulsion de la CONAIE, reprend l’ensemble des thèmes caractéristiques à un agenda distributif.

Yaku Pérez fut le leader le plus visible dans les tendances internes les plus opposées au gouvernement de Rafael Correa. La raison en est simple. Dirigeant de l’organisation rurale d’une zone de la Sierra sud, qui a connu un processus de métissage relativement récent (deux générations), la menace d’une concession minière sur son territoire le rapprocha de la CONAIE, qui a une longue tradition d’opposition aux activités extractives, surtout en Amazonie. Yaku Pérez devint président de la représentation régionale de la CONAIE, Ecuarunari, l’organisation indigène la plus nombreuse du pays. Une fois élu gouverneur, il mena la lutte afin d’obtenir des référendums populaires interdisant l’extraction de métaux à grande échelle dans la province d’Azuay. Alors que la Cour constitutionnelle ne donna pas satisfaction à ses demandes, une consultation plus limitée, d’interdiction des activités d’extraction des métaux en amont de cinq rivières de la capitale Cuenca, obtint 80 % des voix. Aucun gouvernement ne pourra ignorer un tel résultat.

Cette lutte contre l’activité minière est à l’origine d’un processus interne de récupération et de réinvention des identités ancestrales cañari dans ces communautés. Ces identités contribuaient pratiquement à leur lutte et étaient aussi source d’orgueil, du sentiment qu’il était possible d’offrir des alternatives économiques et de vie ancrées dans la tradition et l’histoire locale. (…)

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Yaku Pérez et une autre gauche possible (Maristella Svampa – El Diario – traduction par Alexia Delfosse pour le CETRI)

Maristella Svampa est une sociologue argentine, chercheuse indépendante du Conseil national de la recherche scientifique (Conicet), professeure de l’Université nationale de La Plata, directrice du programme d’études critiques du développement, membre du conseil éditorial d’Alternatives Sud (CETRI) et chercheuse associée du CETRI. Dans cet article, publié dans plusieurs revues latino-américaines dès le lendemain du premier tour de l’élection présidentielle en Équateur et traduit par Alexia Delfosse pour le Centre Tricontinental-CETRI, elle revient sur la trajectoire de Yaku Pérez et les perspectives ouvertes par son succès éléctoral.

Leer en español : Yaku Pérez y otra izquierda posible

Photo: Patricio Terán/ EL COMERCIO.

Dans un contexte latino-américain de plus en plus polarisé et languissant (à l’exception du Chili) en termes de propositions politiques innovantes, les élections équatoriennes sont pleines de surprises. Alors que certains sondages donnaient Andrés Aurauz, le candidat de l’ancien président Rafael Correa, vainqueur du premier tour, ou présumaient qu’en cas de ballotage la seconde force serait la droite oligarchique représentée par Guillermo Lasso, le puissant mouvement autochtone équatorien a refait surface, avec la figure de Yaku Pérez, un leader autochtone et environnementaliste reconnu, ancien préfet de la Province de l’Azuay et défenseur des droits de la nature.

Alors qu’Arauz confirme sa première place avec 32,22% des votes, Pérez (19,80%) et Lasso (19,60%) font match nul. Il nous faudra donc attendre quelques jours, après le recomptage définitif, pour savoir qui accèdera finalement au second tour. Les résultats d’un autre jeune candidat, l’entrepreneur social-démocrate Xavier Hervás, de Izquierda Democrática (Gauche Démocratique), sont notables avec 16,01% des votes.

Ces résultats provisoires permettent de faire une première analyse. Dans un premier temps, dans une région marquée politiquement par une polarisation toxique entre le vieux progressisme et la droite réactionnaire, de nouvelles options cherchant à offrir une alternative démocratique à la population apparaissent. De plus, ce qui est notable, c’est qu’après la gestion désastreuse du président Lenín Moreno – un candidat désigné par Rafael Correa, duquel il s’est éloigné pour s’aligner économiquement avec les secteurs les plus conservateurs – la société équatorienne, malgré les profondes et historiques divisions régionales, choisit de nouveau de parier majoritairement pour des candidats qui promeuvent des visions différentes des gauches. Ainsi, ce que certains considèrent comme une « fragmentation » dangereuse ou le fruit de l’ « anti-corréisme », doit en réalité être lu comme un processus émergent de dépolarisation politique, qui met en évidence l’existence de ces gauches, rendues invisibles, prises au piège et/ou phagocytées par la virulence des politiques manichéennes de ces derniers temps.

Dans un second temps, ce n’est pas du tout la même chose si Pérez passe au second tour à la place de Lasso. Si Lasso passait au deuxième tour, la polarisation toxique serait de nouveau au premier plan et le pire scénario serait que Lasso soit victorieux. Si au contraire, c’était Yaku Pérez qui se retrouvait en ballotage, une configuration politique nouvelle et inespérée verrait le jour. Nous serions face à une dispute entre les deux gauches qui ont traversé le cycle progressiste latino-américain, entre 2000 et 2015 (…)

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Équateur. « Des secteurs du mouvement indigène luttent pour le changement » (Entretien avec Leonidas Iza par Rosa Moussaoui / L’Humanité)

Dirigeant de la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (Conaie), Leonidas Iza est le visage du soulèvement d’octobre 2019 contre l’austérité.

© Rodrigo Buendia/AFP

Le second tour de l’élection présidentielle en Équateur opposera finalement le candidat socialiste Andrés Arauz (32,72 %) au banquier de droite Guillermo Lasso (19,74 %), candidat pour la troisième fois. Un temps donné second, l’écologiste Yaku Pérez (19,39 %), soutenu par le parti indigène Pachakutik, crie à la fraude ; il a pris la tête d’une marche arrivée ce mardi, à Quito, pour exiger un nouveau recomptage des voix. Sur un autre front, la gauche s’alarme de l’enquête ouverte contre Andrés Arauz, accusé par un procureur de Bogota d’avoir reçu des fonds de la guérilla colombienne de l’ELN, dont l’un des commandants, Andrés Felipe Vanegas, alias Uriel, a été abattu en octobre 2020. Une manœuvre destinée, selon ses partisans, à faire invalider le scrutin pour entraver la tenue du second tour. À distance de la compétition électorale, le dirigeant indigène Leonidas Iza plaide pour la rupture avec les politiques néolibérales et les choix extractivistes, appelle à faire vivre le principe d’un État plurinational, défend l’autonomie des mouvements sociaux.

Le verdict des urnes, au premier tour de l’élection présidentielle en Équateur, avec le candidat progressiste en tête et la percée d’une candidature écologiste et indigène, s’explique en partie selon vous par le legs du soulèvement d’octobre 2019 contre le pacte d’austérité conclu par le président Lenin Moreno avec le FMI. Que reste-t-il de cette révolte sociale conduite par le mouvement indigène ?

LEONIDAS IZA Dans cette conjoncture électorale, on peut faire trois appréciations sur ce qui s’est passé avec le mouvement indigène, et qui a campé ce scénario électoral. Le premier élément, c’est la succession ininterrompue de luttes, avec, plus près de nous, les soulèvements de la fin des années 1990 contre les politiques néolibérales. Cela a produit une accumulation historique. Le second élément, c’est que, dans le processus politique de la dernière décennie, le mouvement indigène a élargi le champ de ses luttes, jusqu’à les inscrire dans les lois, dans la Constitution, avec le combat pour la défense de l’eau, des territoires. Au tournant des années 2010, ces luttes se sont aiguisées, avec l’opposition aux choix extractivistes, à l’extension des activités minières. Le mouvement indigène a impulsé ces luttes, avec de grandes marches, des occupations dans les provinces concernées par des projets miniers.

En 2015, avec la crise qui a frappé l’Équateur et qui a logiquement pesé sur les épaules des classes populaires, la Conaie s’est dressée de nouveau, ce qui a conduit, cette année-là, à un nouveau soulèvement indigène contre les politiques conduites par l’État, alors dirigé par le gouvernement de Rafael Correa. Il y avait dans ce soulèvement un authentique esprit de rébellion. À ce moment-là, et c’est le troisième élément, un mécanisme de dialogue institutionnel s’est mis en place. Nous nous y sommes inscrits pour tenter de résoudre six problèmes : l’activité minière, le transport communautaire, l’application de la justice indigène, l’éducation interculturelle bilingue, la politique de l’eau, le sort des petits paysans (…)

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Voir également nos revues de presse
Présidentielle : l’Équateur à l’heure des recomptes
– Présidentielles en Équateur : vers un deuxième tour le 11 avril
– Équateur quelques jours avant les élections du 7 février
– Élections du 7 février en Équateur
– Crise en Équateur: revue de presse et analyses (octobre 2019)