Présidentielle en Colombie : de l’influence de la série Matarife sur l’élection de Gustavo Petro (Guylaine Roujol Pérez)


« C’est un honneur pour moi d’échanger avec vous ce soir, en particulier avec le sénateur Gustavo Petro que je considère comme notre futur président ». Le 25 avril 2021, Daniel Mendoza Leal, invité du programme « Los Gustavos », des députés d’alors Gustavo Petro et Gustavo Bolivar, diffusé sur les réseaux sociaux et le site web Cuarto de Hora, ne cachait pas son émotion au moment de commenter avec eux l’actualité de la Colombie.

Image du film Matarife

Guylaine Roujol Perez, journaliste au Parisien, collaboratrice de La Nueva Prensa en Colombie et autrice de plusieurs livres sur la Colombie, propose cet article en exclusivité pour les lecteurs et lectrices de notre site. France Amérique Latine l’en remercie chaleureusement.

Treize mois avant le triomphe de Gustavo Petro, élu président de la République au soir du 19 juin 2022 par 11 281 013 Colombiens, aucun des trois n’aurait pu imaginer alors l’influence qu’aurait sur le scrutin la série Matarife dont Daniel Mendoza est à la fois l’instigateur, le scénariste et le co-directeur. Plusieurs fois primée en Colombie et à l’étranger, ce brulot contre l’ancien président deux fois élu Álvaro Uribe Vélez, scrutant ses liens avec la pègre colombienne, a connu un succès phénoménal dès la diffusion des premiers épisodes de la première saison, en mai 2020, sur les réseaux sociaux.

À cette époque, l’ancien dirigeant était l’Innommable. « Son pouvoir générait tellement de frayeur dans mon pays, que lorsqu’on voulait se référer à ses liens avec les paramilitaires et les narcotrafiquants, beaucoup n’osaient pas le nommer et utilisaient cette figure de style. » Des liens étayés par des témoignages lors de procédures judiciaires, des enquêtes, des déclarations d’anciens paramilitaires et de militaires ainsi que tout un réseau d’évidences qui avaient conduit un ancien magistrat de Medellín à me déclarer lors d’une interview au sujet du paramilitarisme, responsable de massacres et d’assassinats ciblés en Colombie : « Comme tous les chemins menaient à Rome, toutes les routes conduisent à Álvaro Uribe. »

Atonie et fatalisme

Des journalistes avaient enquêté. Mais ceux qui s’exprimaient sur ce thème étaient menacés, devaient s’exiler, ou recevaient des nouvelles des avocats de l’Innommable. Dans la société, le silence, une forme d’atonie et de fatalisme étaient renforcés par le silence sur les réseaux sociaux qu’Álvaro Uribe avait réussi à faire taire.

La série Matarife ne contient pas réellement de révélations. Son auteur le reconnaît volontiers car la force de cette création audiovisuelle originale par son format, de très courts épisodes pour la première saison, et le ton du narrateur dénonçant l’élite dont il est issu, est ailleurs. Matarife, c’est un tableau de la Colombie des trente dernières années, patchwork de dénonciations restées lettres mortes, de massacres dont les commanditaires n’ont jamais été jugés, de documents d’archives et d’extraits d’interviews, de portraits d’hommes politiques corrompus et de personnages à la face obscure, qui reconstitue un roman noir et la chronique d’une décadence annoncée. En fil rouge du récit, la Red de poder, un tableau où Daniel Mendoza Leal établit les liens entre narcotrafiquants, paramilitaires, chefs d’entreprises et hommes politiques, dans un entrelacs de clichés de protagonistes menant à leur chef suprême Álvaro Uribe Vélez.

Certains témoins ont fait une brutale sortie de route, assassinés ou victimes d’accident. D’autres sont toujours en vie. C’est le cas de Juan Monsalve, condamné à quarante ans et six mois de prison ou de Pablo Hernán Sierra, alias Alberto Guerrero , chef du Bloc paramilitaire Cacique Pipintá, condamné à vingt ans de prison en 2014. Tous deux ont désigné Álvaro Uribe comme étant un des fondateurs du Bloque Metro, un groupe paramilitaire, devant le procureur. Lorsque j’ai interviewé Juan Monsalve, à l’isolement total dans un quartier spécial de la prison de la Picota, le fils du majordome de la Guacharacas, qui a grandi dans cette propriété des Uribe, a réitéré ses déclarations maintes fois répétées devant la justice.

Les déclarations de Salvatore Mancuso

L’ex-chef paramilitaire Salvatore Mancuso, extradé aux États-Unis où il a purgé une peine de prison entre 2008 et 2020, a reconnu que son organisation avait appuyé la campagne d’Uribe en 2006 ainsi que pour d’autres élections régionales en raison d’une « idéologie commune ». Il a également déclaré qu’il s’était réuni avec l’ex-chef d’État dans sa propriété El Ubérrimo, un domaine de plusieurs milliers d’hectares, là même où des années plus tard, en 2020, Uribe purgerait la mesure d’incarcération à domicile prononcée à son encontre dans une affaire de présumée subornation de témoins.

Mancuso a aussi reconnu que des opérations paramilitaires avaient été menées conjointement avec Pedro Juan Moreno, bras droit d’Uribe lorsqu’il était gouverneur d’Antioquia. Il a encore déclaré que Santiago Uribe, le frère d’Álvaro, était le chef du gang des Douze Apôtres, responsable de crimes et de massacres en Antioquia au début des années 1990, et dont le QG se situait dans la ferme de la Carolina, propriété de la famille Uribe Vélez. Des faits pour lesquels Santiago Uribe attend la sentence judiciaire depuis février 2021.

Jusqu’à l’ex-procureur général Eduardo Montealegre et l’ex-vice-procureur général Jorge Perdomo qui ont accusé devant la Cour Suprême de justice l’ancien président de complicité de crime de lèse humanité, le décrivant comme un criminel de guerre, au sujet des massacres d’El Aro et de la Granja en Antioquia perpétrés lorsqu’il était gouverneur d’Antioquia.

Daniel Mendoza a cherché, enquêté, puis assemblé les pièces de ce puzzle pour arriver à cette proposition audiovisuelle dans laquelle il devait dans un premier temps apparaître comme une ombre, avant de réaliser qu’une ombre fait peur et que c’est justement la peur dont il voulait libérer les siens.

Atonie et fatalisme

Daniel Mendoza Leal / DR

Face caméra, exhibant ses tatouages, il a affronté en mai 2020 celui à qui il quitta le titre d’Innommable en le désignant comme Le Boucher (el Matarife). Un terme directement inspiré d’un tweet du journaliste et fondateur du site d’informations La Nueva Prensa, Gonzalo Guillén, que Daniel Mendoza avait eu à défendre lorsqu’il exerçait en tant qu’avocat. Une expression elle-même emprunté à l’écrivain cubain Carlos Alberto Montaner pour évoquer Raúl Castro.

Le même Gonzalo Guillén avec qui Daniel Mendoza avait demandé à la Cour suprême de justice d’ouvrir une enquête dans le cadre des enregistrements d’un homme d’affaires mafieux de la côte caraïbe de Colombie surnommé El Neñe Hernández. De banales écoutes pour un homicide avaient en effet permis de dévoiler des conversations au sujet d’un achat de votes en faveur d’Iván Duque lors de la présidentielle 2018. On y entendait une assesseure d’Álvaro Uribe.

Voilà comment les Colombiens ont découvert Daniel Mendoza Leal au début de la pandémie du Covid-19. Aussi rapidement que ce dernier, la série a pris le chemin de la viralité en Colombie et à l’extérieur dans la diaspora. Chaque vendredi soir, les liens de diffusions des épisodes circulaient via les réseaux sociaux, WhatsApp, Telegram, Facebook, jusqu’à ce qu’ils atteignent trente-cinq millions de vues sur le canal YouTube. Son auteur calcule qu’en tenant compte des autres plateformes, le chiffre a pu dépasser cinquante millions de vues.

Surtout, sur les réseaux sociaux, les langues ont commencé à se délier. Les termes « mafieux, paramilitaire, criminel, génocidaire », de plus en plus associés à l’évocation de l’ancien président ont commencé à fleurir sur Twitter. Tout un mouvement pour la recherche de la vérité a commencé à se mettre en branle. L’innommable venait de gagner son surnom. El Matarife.

La sourde indignation s’est révélée au grand jour et s’est exprimée. La série a pris le relais des dénonciations de Gustavo Petro, qui avait alerté dès 2005, lorsqu’il était député, sur les liens entre certains hommes politiques et le paramilitarisme, dénonçant entre autres le sénateur Álvaro García Romero (incarcéré par la suite) pour son implication dans un massacre. Il n’a eu de cesse de montrer devant le congrès les liens d’Uribe ou de membres de son parti avec le paramilitarisme.

« Celui qui étudie la vie d’Álvaro Uribe, le pire génocidaire d’Amérique Latine, doit nécessairement en passer par la trajectoire de Gustavo Petro qui est l’homme politique qui l’a affronté et qui a fait face à la mafia et au paramilitarisme, durant toute sa carrière » m’a assuré l’auteur de Matarife.

Le combat de Gustavo Petro

De fait, les trois saisons de Matarife soulignent le combat de Gustavo Petro pendant toutes ces années. Ce fait aussi est devenu viral. Des influenceurs comme Levy Rincon, Lalis, Alejo Vergel ont emboité le pas dans ce mouvement initié par la série.

« L’indignation du peuple est montée. Après les grèves générales de 2021, réprimées dans le sang, les Colombiens ont compris que la seule façon de changer le pays et d’arriver à la vérité, d’affronter l’extrême droite, c’était dans les urnes » analyse l’ancien avocat devenu journaliste et scénariste.

Un expert de la politique colombienne me l’a confirmé. « Les millennials ne se méfiaient pas d’Álvaro Uribe. Ils ne savaient pas vraiment qui il était. La série leur a ouvert les yeux. » Avec Matarife, les jeunes ont vu en Gustavo Petro leur candidat. Il suffit de comparer la courbe des sondages en faveur du candidat récemment élu et l’effondrement de la côte de popularité d’Iván Duque – président qui remettra les clefs du Palais de Nariño le 7 août prochain à Gustavo Petro et à sa vice-présidente Francia Márquez – et celle de la diffusion de la série.

De son côté, Daniel Mendoza, chantre de la guerre des idées pour gagner la paix, se déclare comme un subversif. Un subversif créatif qui a poursuivi l’écriture des deux saisons suivantes depuis son exil en France. À l’approche de l’élection présidentielle en Colombie, il n’a eu de cesse d’exhorter au vote.

Une série qui s’adapte à l’actualité

C’est pourquoi le 21 mai 2022, il a organisé une grande marche auprès de la diaspora colombienne partout dans le monde sauf en Colombie, pour des raisons de sécurité des manifestants. Il l’a imaginé comme « une marche pour la paix, pour la démocratie et pour protéger la vie du futur président au moment où le risque d’un coup d’État par l’armée ou d’assassinat du candidat favori était à son climax ». Italie, France, Espagne, Suisse, Canada, entre autres ont uni les Colombiens du monde entier, dans les rues et sur les réseaux sociaux. Plus de trente villes à travers le monde lui ont emboité le pas, tandis qu’il manifestait à Paris, au côté de Karen Ramirez, récemment élue députée des Colombiens de l’étranger. Des images qui apparaissent dans la troisième saison de Matarife.

Alors que les enregistrements de la voix off de la troisième saison étaient tous en boite et le scénario de la série co-dirigée par le jeune mexicain César Andrade bouclé, à l’approche du premier tour de l’élection, les épisodes ont été repris un à un. La montée en puissance de Federico Gutiérrez, ex-maire de Medellin et candidat de la droite avec sa coalition Equipo por Colombia, peu connu du grand public, a suscité l’intérêt de Daniel Mendoza. Décidé à rajouter un paragraphe sur celui que l’on surnomme Fico, au fur et à mesure de ses recherches, il lui a finalement consacré trois épisodes pour dévoiler ses liens avec le Cartel de Sinaloa au Mexique et l’Officine d’Envigado, une organisation criminelle héritée de l’époque d’Escobar en Colombie.

Le chômeur le plus heureux du monde

Daniel Mendoza Leal à Paris
Photo : Guylaine Roujol Perez

Après le second tour, il s’est remis au travail pour démasquer la personnalité de Rodolfo Hernández, entre autres accusé de corruption dans une affaire de marché de traitement des ordures ménagères à Bucaramanga, la préfecture du Santander dont il a été le maire, alors qu’il se présentait comme le candidat anti-corruption.

« Chaque épisode a compté trois millions de vues » a-t-il comptabilisé. Des millions de vues qui ont exercé une influence significative dans le résultat final en insufflant au peuple l’envie de lutter. « Mais sans un leader de la trempe de Gustavo Petro, son parcours de vie, ses dénonciations, sa persévérance et sa rectitude, la série n’aurait pas eu cet impact » reconnaît Mendoza.

Reste à relever le prochain défi. Tout le matériel audiovisuel disponible ayant été utilisé pour confectionner les derniers épisodes diffusés de la troisième saison, il faut repartir au travail. Pour trouver les fonds pour la terminer, Daniel espère vendre cinq mille exemplaires de son dernier roman récemment publié en espagnol chez Planeta, « l’Innommable ».

Décidé à ne vendre la série à aucune plateforme de diffusion audiovisuelle privée, sa lutte pour le changement en Colombie continue depuis la France. Dans un contexte nouveau. Au soir même du 19 juin, après la victoire de Gustavo Petro à la présidence et de sa vice-présidente Francia Márquez, Daniel Mendoza se déclarait le chômeur le plus heureux du monde.

Guylaine Roujol Perez, journaliste au Parisien,
collaboratrice de La Nueva Prensa en Colombie


Voir également :
«Matarife», la mini-série colombienne dénonçant l’ancien président Uribe, arrive en France (article de Guylaine Roujol Perez / Le Parisien et vidéos)
Daniel Mendoza, avocat colombien réfugié en France : « Je suis un simple subversif contre un État criminel » (Angèle Savino / Le Courrier/ Bastamag)
Dans les pas d’Álvaro Uribe, le président de la mafia (Guylaine Roujol Perez / Éditions Fauves)

Voir d’autres articles de Guylaine Roujol Perez et des présentations de ses livres ici


Vous pouvez visionner la série complète « Matarife » sous-titrée en français  ici