Haïti : état des gangs dans un pays sans État (analyse de Frédéric Thomas / CETRI / Le Vent se Lève)


Il y a un an en Haïti, le 7 juillet 2021, était assassiné le président Jovenel Moïse, précipitant encore davantage la faillite de l’État et la montée en puissance des bandes armées. Fin avril, des affrontements entre gangs ont fait 188 morts dans des quartiers populaires de Port-au-Prince. Loin d’être une surprise, cette violence extrême s’inscrit dans la continuité d’un banditisme d’État qui jouit depuis longtemps de complicités internationales.

Mouvement contre la corruption de la classe politique, janvier 2019 © Nou Pap Dòmi

Fin avril – début mai 2022, dans les quartiers populaires de Tabarre et de Croix-des-Bouquets, à Port-au-Prince, des bandes armées rivales s’affrontent pendant une dizaine de jours. Le bilan provisoire (probablement sous-estimé), de l’ONU, fait état de 188 personnes tuées, 12 disparus, 113 blessés et des milliers de déplacés. Des atrocités ont été signalées : corps incendiés, décapitations, mutilations, viols collectifs, y compris d’enfants.

Trois jours avant le début de ce massacre, la France organisait la troisième réunion – les deux précédentes avaient été organisées, en décembre 2021, par les États-Unis, et, en janvier 2022, par le Canada – des partenaires internationaux de haut niveau sur Haïti. Il y était question, en l’absence de toute représentation de la société civile haïtienne, de « l’appui des progrès réalisés ». L’ampleur des exactions, la dynamique des violences et la coïncidence des événements, sur les scènes locale et internationale, dessinent les contours du drame haïtien.

Phénomène ancien, dynamique nouvelle

Haïti est devenu le pays au monde avec le nombre le plus élevé d’enlèvements par habitant ; plus de 1 000 en 2021. Au cours des cinq premiers mois de cette année 2022, la police a déjà enregistré plus de 200 homicides et 540 kidnappings – 198 pour le seul mois de mai –, s’accompagnant quasi-systématiquement de viols. En réalité, leur nombre est bien plus élevé ; nombreuses sont les familles des victimes qui, par défiance, ne rapportent pas les faits ; et certains quartiers sous la coupe des bandes armées demeurent hors de portée de la police et des statistiques.

Du 1er janvier au 31 mai 2022, près de 800 personnes ont été tuées. L’essentiel des violences se concentre dans la capitale Port-au-Prince et dans sa périphérie, dont la majeure partie du territoire est passée sous le contrôle des gangs. Ces derniers, mieux armés que les policiers, seraient plus d’une centaine, tirant leurs ressources des enlèvements, du racket, de leurs liens avec l’élite économique et du prélèvement illégal de taxes dans les quartiers où ils opèrent.

Face à une telle situation, la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, s’est dite profondément troublée, évoquant des « violences extrêmes », qui avaient « atteint des niveaux inimaginables et intolérables », tandis que la Représentante spéciale de l’ONU en Haïti, Helen La Lime, parle d’un « état de terreur ». Il convient cependant de se dégager de la sidération provoquée par les images, les citations et les chiffres, afin d’analyser à froid cette violence.

Photo : RNW.org

La présence des bandes armées en Haïti est un phénomène ancien. Mais la nouveauté tient à leur prolifération, leur extension territoriale et l’intensité de leur connexion avec la classe politique et le monde des affaires. Les gangs sont nés sur le terreau de la pauvreté (qui touche plus de 59% de la population), des inégalités – Haïti est le pays le plus inégalitaire du continent le plus inégalitaire du monde –, de l’absence d’accès à des services sociaux, du désintérêt de l’État, et du clientélisme.

Implantées dans les quartiers populaires, les bandes armées réalisent un substitut de travail social, assurent un contrôle du territoire et un réservoir de votes auprès d’hommes politiques et de membres de l’oligarchie. Leurs interventions, qui tendent à s’intensifier en période électorale, étaient auparavant circonscrites à des zones spécifiques, et ne se matérialisaient pas par une violence généralisée. Il s’agissait d’un phénomène préoccupant, mais localisé.

Au cours des six mois précédents l’investiture du président, Jovenel Moïse, en février 2017, seuls vingt kidnappings avaient été signalés. Quatre ans plus tard, en 2021, le nombre d’homicides et d’enlèvements dépassait de loin ceux cumulés de 2019 et 2020. Et depuis, la situation sécuritaire n’a cessé de se détériorer. Le tournant remonte à 2018.

Modus operandi des violences

Les 13 et 14 novembre 2018, 71 personnes étaient assassinées à Port-au-Prince dans le quartier de La Saline, un bastion de l’opposition au président Jovenel Moïse. C’était le premier d’une série de massacres de grande ampleur. Celui de fin avril qui s’est soldé par l’assassinat de près de 200 personnes n’était que le dernier en date.

Le massacre de La Saline est emblématique. Non seulement parce qu’il est le premier de cette ampleur, mais aussi parce qu’il inaugure un modus operandi qui ne cessera de se répéter. Cette tuerie témoigne en effet d’un niveau de planification, de concertation, et d’organisation, qui n’existait pas auparavant. Les bandes armées y pratiquèrent une politique de la terreur – viols collectifs, mutilations, incendies, disparitions des corps –, diffusée sur les réseaux sociaux afin d’asseoir leur autorité sur le territoire et la population. Et, bien qu’elle fût avertie, la police n’intervînt pas. Du moins pas pour protéger la population, car nombre de témoignages et d’enquêtes révélèrent la participation directe de policiers aux exactions.

Si les gangs attaquèrent un lieu significatif avec La Saline, ils intervinrent surtout dans un moment stratégique. L’été 2018 avait été marqué par des manifestations contre l’augmentation du prix des carburants et par la révélation d’un scandale de corruption qui avait poussé les jeunes et les classes moyennes urbaines dans la rue. À partir de septembre 2018, ces deux vagues de protestation vont converger en un mouvement social d’une ampleur inédite, bousculant les revendications initiales pour mettre en cause le « système ». Aussi imprécis que soit le terme, il n’en cible pas moins la corruption, l’impunité, et le mépris de la classe dominante. Le massacre de La Saline doit, dès lors, largement être compris comme la réponse d’un gouvernement acculé au soulèvement populaire.

Face à ces crimes, le gouvernement s’est naturellement distingué par son silence et son indifférence, garantissant l’impunité. De même que Jovenel Moïse avait attendu des semaines avant d’évoquer La Saline, l’actuel Premier ministre par intérim, Ariel Henry, ne s’est toujours pas prononcé sur le crime de masse de mai dernier. Et, à ce jour, toutes les enquêtes sur les massacres – de même que celles sur l’assassinat de l’ancien président, de journalistes et d’avocats – sont au point mort. Pire même, un des responsables de la tuerie de La Saline, Fednel Monchery, ancien directeur du ministère de l’Intérieur, qui avait été interpelé, fut rapidement relâché suite à une intervention des autorités. (…)

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Voir aussi
Haïti: l’ONU dresse un lourd bilan des violences à Cité Soleil / RFI (16 juillet 2022)
Haïti : un an après l’assassinat du président Jovenel Moïse (Frédéric Thomas-CETRI / RFI) (6 juillet 2022)
– Un an après, le mystère reste entier sur l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse (Courrier international) (6 juillet 2022)
– Haïti: les affrontements entre gangs ont fait au moins 191 morts (RFI)/ Un bateau avec 200 migrants haïtiens s’échoue à Cuba (AFP) (30 juin 2022)
– Haïti: au moins 148 morts dans des affrontements entre gangs près de Port-au-Prince (Amélie Baron / RFI) (11 mai 2022)
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