🇳🇮 Nicaragua-Paris. «L’audace et le rire invincible de Dora María Téllez» (vidéo du discours de Carlos Fernando Chamorro fr-esp/ Traduction par À l’Encontre) / Dora María Téllez, une femme de combat (Marie-Laure Geoffray / IHEAL)


Nous publions ci-dessous la vidéo et la traduction (réalisée par le site À l’Encontre) du discours de Carlos Fernando Chamorro effectué, le 29 novembre 2022, à l’occasion de la réception du doctorat Honoris Causa attribué par la Sorbonne Nouvelle à Dora María Téllez.

Carlos Fernando Chamorro a reçu ce doctorat au nom de Dora María Téllez, prisonnière dans la geôle d’El Chipote, à Managua. Un honneur que Dora María Téllez a dédié à l’ensemble des prisonniers et prisonnières politiques incarcéré.e.s au Nicaragua.

Palabras de Carlos Fernando Chamorro en nombre de Dora María Téllez. Discours de Carlos Fernando Chamorro au nom de Dora María Téllez. (esp/ fr)

«Bon après-midi. À Managua, à cette heure-ci, il est plus de dix heures du matin et le soleil brille de mille feux, mais la cellule de Dora María Téllez, prisonnière politique dans la prison d’El Chipote, est toujours dans la pénombre. Il n’y a pas assez de lumière, même pas pour distinguer le dentifrice sur sa brosse à dents. L’ancienne guérillera, historienne, intellectuelle et combattante sociale, qui se voit décerner ce doctorat Honoris Causa par l’Université Sorbonne Nouvelle, ne peut pas non plus lire ou écrire dans sa cellule, car ce droit humain élémentaire lui a été prohibé, ainsi qu’à tous les prisonniers politiques, par la dictature familiale de Daniel Ortega et Rosario Murillo.

Photo de la cérémonie (CSPN / Collectif de Solidarité avec le Peuple du Nicaragua)

Dora María Téllez et trois autres camarades de lutte, Ana Margarita Vijil, Suyen Barahona et Tamara Dávila, purgent aujourd’hui 533 jours de réclusion dans des cellules d’isolement. Dora María est également doublement isolée, car elle est détenue dans le secteur des hommes, elle n’a donc même pas de contact visuel avec ses compagnes. Pendant ce temps, quarante autres prisonniers politiques sont également détenus à l’isolement dans la prison.

À ce jour, Dora María a déjà commencé sa routine quotidienne de trois heures d’exercice physique dans une cellule en béton de 6 mètres sur 4. Dans la solitude de sa cellule, elle s’efforce d’évacuer le torrent de pensées qu’elle ne peut contenir dans son cerveau. Mais en fin de journée, elle passera du temps à réfléchir et à imaginer les actions politiques qu’elle entreprendra à l’avenir, lorsque le Nicaragua sera libéré de la dictature, pour promouvoir une transition démocratique.

Après 85 jours de détention au secret total, le régime a autorisé une visite familiale à la prison d’El Chipote le samedi 19 novembre. Le frère de Dora María, Oscar Téllez Arguello, n’a pas pu lui rendre visite en raison de représailles policières. Son neveu Oscar l’a rencontrée pendant plus d’une heure, après quoi il a été emprisonné pendant 48 heures. Cependant, malgré cette tentative de la faire taire en étendant la contrainte contre ses proches, Dora María Téllez a réussi à envoyer un message par l’intermédiaire de son neveu, le remerciant pour le grand honneur que lui a décerné la Sorbonne Nouvelle.

Ce doctorat Honoris Causa est une reconnaissance de la carrière extraordinaire d’une femme d’idées et d’action. Dora María Téllez a risqué sa vie dans sa jeunesse en luttant, les armes à la main, contre la dictature d’Anastasio Somoza. Elle a à nouveau risqué sa vie aujourd’hui en faisant une grève de la faim en prison pendant 19 jours, une forme radicale de protestation contre la tyrannie d’Ortega et de Murillo.

Au cours de sa grève de la faim, elle a exigé la fin de l’isolement et de la réclusion pour tous les prisonniers et prisonnières d’opinion, l’instauration du droit de lire et d’écrire pour tous les prisonniers et prisonnières politiques et l’autorisation de signer une procuration afin que sa famille puisse retirer sa pension de retraite de la sécurité sociale, à laquelle elle a droit selon la loi. Dora María Téllez n’a pas encore atteint les objectifs qu’elle s’était fixés, mais elle n’a pas non plus été défaite. Au contraire, elle a mis en évidence la faillite morale d’un régime qui ne se maintient au pouvoir que par la répression et le désir de vengeance, sans offrir aucune solution au peuple nicaraguayen, qui a entamé un exode massif vers les États-Unis, le Costa Rica et d’autres pays.

La grève de la faim de Dora María a une fois de plus mis à l’ordre du jour, à l’échelle internationale, l’urgence à laquelle s’affrontent les prisonniers et prisonnières de conscience au Nicaragua. En février de cette année, après huit mois passés dans la prison d’El Chipote, est décédé le prisonnier politique Hugo Torres, un héros de la lutte contre la dictature de Somoza et le compagnon de Dora María dans l’assaut de la guérilla contre le Palais national en 1978, assaut qui a permis la libération de plus de 50 sandinistes emprisonnés.

C’est maintenant à nous, aux journalistes, aux défenseurs des droits de l’homme, aux universitaires et aux intellectuels, et surtout aux gouvernements démocratiques du monde, de relancer, avec plus de force, la lutte pour la libération de tous les prisonniers politiques. Comme l’a déclaré la semaine dernière le président du Chili, Gabriel Boric, devant le Sénat mexicain: «Nous ne pouvons pas détourner le regard lorsqu’il s’agit des prisonniers politiques au Nicaragua.»

Depuis la prison d’El Chipote, Dora María Téllez dédie ce doctorat Honoris Causa aux prisonniers et prisonnières politiques du Nicaragua. Elle affirme «sa décision de poursuivre la lutte malgré la torture et les conditions de détention inhumaines auxquelles sont soumis les prisonniers politiques. Elle espère que cette reconnaissance servira à faire prendre conscience de l’importance de dénoncer les atrocités du régime Ortega-Murillo, qui a soumis tout un peuple à un régime qui impose à l’extrême silence et terreur.»

Il y a plus de 225 prisonniers politiques au Nicaragua, représentant l’éventail de la diversité du mouvement pro-démocratique national. Parmi eux figurent des dirigeants politiques et civiques, du centre, de la droite et de la gauche; sept pré-candidats à la présidence, des dirigeants universitaires, des dirigeants paysans, des défenseurs des droits de l’homme, des journalistes, des chefs d’entreprise, des diplomates, des militants sociaux, des universitaires et des intellectuels, des prêtres et un évêque de l’Église catholique.

Ils sont les prisonniers de la répression déclenchée suite à la rébellion civique d’avril 2018, qui exigeait la fin de la dictature d’Ortega Murillo et la convocation d’élections libres. Le massacre ordonné par Daniel Ortega – exécuté par la police et les paramilitaires avec la complicité de l’armée – a abouti à plus de 325 meurtres, cela en toute impunité. En outre a été mis en place un Etat policier qui perdure à ce jour, annulant toutes les libertés démocratiques, avec des centaines de prisonniers politiques et des dizaines de milliers d’exilés. (…)

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Dora María Téllez, une femme de combat” (Marie-Laure Geoffray / édito IHEAL)

Au printemps dernier, l’Université Sorbonne Nouvelle a décidé d’accorder un doctorat Honoris Causa à quatre personnalités exceptionnelles par leur trajectoire, par leur œuvre littéraire, artistique ou intellectuelle et par leurs combats sociaux et politiques. Parmi de nombreuses candidatures, l’Université a choisi Madame Djaïli Amadou Amal, Monsieur Stanislas Spero Adotevi, Madame Barbara Hendricks et Madame Dora María Téllez Argüello.

Photo de Dora María Téllez transmise par son frère, Oscar Téllez

La candidature de Madame Téllez Argüello a été défendue par l’IHEAL et son éloge pendant la cérémonie de remise des insignes du doctorat Honoris Causa – qui a eu lieu le lundi 28 novembre 2022 en Sorbonne– a été fait par Marie-Laure Geoffray, maîtresse de conférences en science politique, dont nous reproduisons ici le discours.

Dora María Téllez, une femme de combat

Le 22 août 1978, Dora María Téllez Arguëllo est une jeune guérillera de vingt-deux ans de la révolution sandiniste au Nicaragua, quand elle coordonne l’assaut du Palais National. Le but de l’opération est de prendre en otage le millier de personnes qui s’y trouvent, en session plénière de l’Assemblée nationale, puis d’exiger, pour les libérer, une rançon et la libération des prisonniers politiques de la dictature somociste.

Les Somoza sont alors cette famille qui gouverne le pays de manière brutale et autoritaire, quasi sans discontinuer depuis 1936, avec l’appui des Etats-Unis. La guérilla sandiniste, inspirée par la révolution cubaine, est dirigée par plusieurs commandants, dont le futur président Daniel Ortega. Ils luttent avec succès contre la dictature qui maintient le pays dans la misère. Les sandinistes seront au pouvoir de 1979 à 1990.          

Le 13 juin 2021, Dora María Téllez est une dirigeante politique de 65 ans. Elle joue un rôle clé dans l’alliance de différents courants de l’opposition dans l’objectif de concourir de façon coordonnée aux élections présidentielles de l’automne 2021. Le Nicaragua est alors de nouveau dirigé, depuis 2007, par Daniel Ortega, devenu un président brutal, corrompu et autoritaire.

Le 13 juin 2021 donc, Dora María Téllez est arrêtée de façon violente et accusée de conspirer contre l’intégrité nationale de son pays. Ce chef d’accusation a été fabriqué par la loi 1055 de 2020, tout spécifiquement pour réprimer les opposants. Depuis, Dora María Téllez est en prison, à l’isolement, dans des conditions qui relèvent de la torture physique et psychologique. Fin septembre, elle a donc décidé d’effectuer une grève de la faim, qui a duré près de trois semaines, pour exiger des conditions décentes de détention. Sans résultat.

Août 78, juin 2021 ont été des moments de médiatisation extraordinaire de la figure de Dora María Téllez, des moments bien documentés et relativement bien connus.

Ce sont donc plutôt les quarante années qui les séparent sur lesquelles je vais revenir ici, quarante années pendant lesquelles Dora María Téllez n’a cessé de lutter, pour la démocratie, pour les droits des femmes, et pour la justice sociale dans son pays.

Une vie de femme exceptionnelle

Dora María Téllez est née en 1955, dans un pays de tradition catholique conservatrice. À cette époque au Nicaragua, les femmes n’étaient pas appelées à jouer un rôle public. Dora Maria a eu la chance de grandir dans une famille de classe moyenne, avec un père agnostique et anticlérical qui lui a appris assez tôt, comme à son frère, à utiliser un fusil.

Cette socialisation familiale a certainement été plus favorable que d’autres, pour une femme de l’époque. Néanmoins, les choix de Dora María Téllez, d’engager des études de médecine, puis de rejoindre la guérilla dans la clandestinité, sont marqués par une audace et un courage peu ordinaires.

Sa détermination et ses capacités sont d’ailleurs rapidement remarquées. En 1978, elle est commandante, le grade militaire le plus élevé de la guérilla. L’une des trois femmes à obtenir ce grade, pour trente-quatre hommes. Dora María Téllez prend appui sur cette position spéciale, dans des cercles de pouvoir masculins, pour promouvoir les droits des femmes.

En tant que ministre de la santé dans la seconde moitié des années 1980, elle porte une attention particulière à l’accès à la santé en milieu rural, avec une grande campagne de vaccination, et elle s’intéresse tout particulièrement à la santé des femmes (…)

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Voir également :
Carlos Chamorro : «Dora María Téllez a un rôle capital à jouer dans la reconstruction du Nicaragua» (interview par François Xavier Gomez / Libération / article réservé aux abonné.e.s)
Nicaragua: la grande figure Dora María Téllez docteur honoris causa à Paris (RFI)
Au Nicaragua, « l’ensemble de la société civile a été criminalisé » (interview de Carlos Chamorro par Angelina Montoya / Le Monde / article réservé aux abonné.e.s)

Dora María Téllez à Managua (Nicaragua) en juillet 1999. Ministre puis opposante à l’autoritarisme de Daniel Ortega, elle est détenue depuis 2021 à la prison El Chipote. (Moises Lopez / AFP)

Voir nos autres articles sur les prisonnier.e.s politiques au Nicaragua :
Nicaragua : arrestation du sociologue Oscar-René Vargas / appel pour sa libération / article de Angeline Montoya – Le Monde
(24 novembre 2022)
Nicaragua : tribune et lettre ouverte pour la libération de Dora María Téllez (Le Monde / CSPN et autres associations) (2 novembre 2022)
Le Nicaragua au cachot». Dora Maria Téllez, un symbole gênant (Pablo Pozzolo / À l’Encontre) (17 octobre 2022)
Au Nicaragua, inquiétude pour deux Françaises arrêtées par la police (Le Monde) (19 septembre 2022)
Nicaragua: un évêque critique d’Ortega emmené de force par la police (RFI / AFP) (20 août 2022)
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Au Nicaragua, Cristiana Chamorro, principale opposante de Daniel Ortega, écope de huit ans de prison (France 24 / AFP) (23 mars 2022)
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Nicaragua : mort en détention d’Hugo Torres, opposant au gouvernement de Daniel Ortega (revue de presse fr-esp) (13 février 2022)
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Campagne « Nicaragua sans prisonnières ni prisonniers politiques » (communiqué du CSPN et de FAL) (16 décembre 2021)
Nicaragua: Ortega dit que les opposants arrêtés sont des «criminels» et des «agents» (Le Temps / AFP) (24 juin 2021)
Arrestations d’opposants au Nicaragua (revue de presse) (17 juin 2021)