Chili : Gabriel Boric, dernier président de l’ancien monde ou premier président du nouveau ? (Pablo Abufom Silva / Contretemps / Viento Sur)


L’élection présidentielle la plus importante depuis 1970 semblait conduire le Chili vers la barbarie d’un gouvernement d’extrême droite au vu des résultats du premier tour, le 21 novembre 2021. Pourtant, le 19 décembre, après le second tour, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues pour célébrer leur victoire contre le neo-pinochetisme. 


Gabriel Boric face à la foule de ses partisans le soir du 19 décembre. Photo : Wikimedia Commons.

Pablo Abufom, militant de Solidaridad et membre de la rédaction de Jacobin América Latina propose ici une explication de comment on en est arrivé à ce renversement de perspective. Traduction en français de Thomas Posado.

Gabriel Boric, ¿último presidente de lo viejo o primer presidente de lo nuevo? (Viento Sur)/ Leer en español aquí

La nuit du 21 novembre a été l’une des plus douloureuses de ces dernières années au Chili. Les résultats du premier tour présidentiel ont donné la première place à José Antonio Kast, le candidat du pinochetisme et porte-parole de la contre-révolution, de cette droite frappée par la révolte d’octobre 2019 et qui n’a pas soutenu l’insoumission des pauvres, des féministes et des indigènes. En deuxième position, Gabriel Boric, un leader étudiant devenu parlementaire, représentant du Frente Amplio, une alliance politique qui avait simultanément rompu avec les partis de la Transition néolibérale et avec la gauche radicale qui avait stagné dans une marginalité coûteuse. C’est ce même Boric qui avait signé en son nom personnel, sans l’aval de son parti, l’Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution en novembre 2019, laissant place à un processus constitutionnel restreint, et donc l’objet de grandes critiques de la part de l’ensemble du mouvement populaire.

L’élection présidentielle la plus importante depuis 1970 semblait nous conduire vers une barbarie trop imaginable pour quiconque a de la mémoire. Les secteurs mobilisés du Chili, ouvertement critiques à l’égard de l’orientation plutôt modérée de Boric, ont pris la décision rapide de se joindre à la campagne pour assurer son triomphe et, surtout, une défaite écrasante de la candidature de Pinochet. C’est devenu une réalité dimanche 19 décembre 2021, avec un résultat électoral sans précédent à bien des égards. Premièrement, Boric (55,9%) a été élu avec une avance de plus de 11 points sur Kast (44,1%). Deuxièmement, la participation électorale a été nettement plus élevée qu’au premier tour (55,7 % de l’électorat, contre 47,3 % au premier tour), dépassant tous les taux de participation depuis 1990. Enfin, Boric est le président élu avec le plus grand nombre de voix de l’histoire du Chili (4.620.671). Il s’agit d’une combinaison sans précédent dans un pays qui a connu une longue période de forte abstention, à l’exception du plébiscite pour la nouvelle Constitution en octobre 2020. Malgré cela, près d’un million de personnes de plus ont participé ce dimanche que pour ce référendum (7 562 173, 50,9 % des électeurs).

Dans un beau contraste, le sentiment de victoire a envahi la nuit du dimanche 19 décembre de cette 2021 trop longue pour le peuple chilien : des centaines de milliers de personnes marchent dans les rues de tout le Chili pour célébrer en direct ce qu’elles ressentent comme leur propre triomphe : avoir vaincu le pinochetisme et pouvoir maintenir ouvert le cycle de transformations qui a motivé la révolte populaire d’octobre 2019. Cependant, ce n’est pas seulement de la joie, mais surtout du soulagement [qui s’exprime]. La menace du Kast néofasciste, déjà matérialisée dans les gouvernements de Trump, Bolsonaro et Orbán, a été très clairement perçue par le mouvement féministe et la communauté LGBTQI+, qui, même s’ils ne se faisaient guère d’illusions sur Boric, ont été les secteurs qui se sont le plus rapidement mobilisés pour œuvrer à sa victoire au second tour. Certaines analyses initiales soulignent déjà l’importance considérable du vote des femmes et des jeunes dans cette victoire.

De la révolte à la contre-révolte 

Comment en est-on arrivé à un scénario aussi risqué [improbable] ? Il n’y a pas de réponses simples, mais il y a des éléments incontournables. Comme d’autres pays de la région et du monde, le Chili a traversé une longue période de politisation polarisée, fondée sur une instabilité sociale et politique causée par de multiples crises écologiques, économiques et sociales. L’administration néolibérale de la transition vers la démocratie a été maintenue avec stabilité pendant un cycle de croissance économique entre les années 1990 et la fin des années 2000. Mais avec la chute du prix des matières premières vers 2009, cette certitude s’est désagrégée pour les secteurs populaires, qui ont commencé à voir leur vie se précariser inexorablement. Le Chili est un pays sans accès garanti et universel à la santé, aux pensions, à l’éducation et au logement, où la reproduction de la vie est privatisée, soit entre les mains d’entreprises privées, soit simplement sur les épaules de la sphère privée de la famille, en particulier des filles, des jeunes femmes et des femmes responsables des soins. Au sein de cette structure, les changements des conditions macroéconomiques se font sentir très rapidement dans la vie quotidienne des secteurs populaires.

Ce processus d’augmentation de la précarité est renforcé par une démocratie extrêmement restreinte, délimitée par la Constitution approuvée frauduleusement par la dictature en 1980. Il s’agit d’un cadre réglementaire qui concentre le pouvoir politique dans l’exécutif et le Congrès, sans aucune place pour les communautés et les territoires, et qui impose des exigences extrêmement élevées en matière de changements, dont beaucoup sont bloqués par des quorums supra-majoritaires au Parlement. Il s’agit d’une démocratie d’exclusion, taillée sur mesure pour les grands partis bourgeois, et qui comprend des mécanismes qui tendent à exclure les femmes, les peuples indigènes et les indépendants.

Cette combinaison explosive a conduit à la révolte de 2019, au cours de laquelle une étincelle d’insurrection étudiante contre la hausse des tarifs de transport a mis le feu à une plaine en proie au ressentiment, à la dette et au désespoir. La révolteétait un portail vers le nouveau, chargé de la violence politique qui caractérise les réveils populaires. Mais ce fut aussi un choc pour la classe dirigeante, qui a rapidement activé ses dispositifs de lutte autoritaire et idéologique pour freiner ce réveil populaire. Le président Sebastián Piñera a déclaré la guerre au peuple, faisant intervenir l’armée pour réprimer la révolte. Sur le plan politique et dans les médias, un récit a été articulé, opposant la violence destructrice de la rue à un nouveau pacte social qui avait été négocié au sein du Congrès. Le premier moment de la révolte s’est soldé par l’accord 15N. C’est là que commence la consolidation institutionnelle de la contestation anti-néolibérale de la révolte, qui se traduit par la création d’un espace politique pour la contre-révolte, désormais organisée dans la campagne pour l’option de rejet du plébiscite pour une nouvelle Constitution, et l’introduction d’une tension dans le camp populaire : pour ou contre cet Accord et son institutionnalisation. Ce sont des scènes familières pour le mouvement populaire dans le monde : des débats longs et animés sur les risques et les opportunités qu’ouvre le passage de l’instituant à l’institué.

Deux ans après la révolte, il est clair que le processus de politisation que connaît la société chilienne n’est pas un simple scénario de gauchisme. L’intégration de milliers de personnes dans l’activité politique a lieu tant à gauche qu’à droite. Cela ne signifie pas que le pays est simplement divisé en deux. Les secteurs populaires ont adopté une activité politico-sociale suivant des orientations féministes et de gauche, en participant à des assemblées territoriales pour organiser la défense des droits de l’homme ou pour débattre du contenu d’une nouvelle Constitution, ou en s’impliquant dans des campagnes pour élire des représentants à la Convention constitutionnelle, ou encore en rejoignant des organisations sociales et politiques pour jouer un rôle actif dans les processus de changement. De son côté, la droite a organisé sa base dans des communautés de contre-information conservatrices et anticommunistes, dans des églises évangéliques réactionnaires avec une présence territoriale, dans des groupes de choc néofascistes qui descendent dans la rue avec une présence jamais vue depuis l’Unité populaire, soit pour attaquer les symboles de la révolte, soit pour mener des actions d’intimidation. L’activité des secteurs populaires est massive, ouverte, autogérée, participative et constructive, avec une voix multiple, tandis que la politisation de la droite est réactionnaire, de petits groupes financés par des hommes d’affaires et avec des voix politiques plus traditionnelles. L’un d’entre eux est José Antonio Kast, ancien militant et député de la droite catholique conservatrice, autoritaire et nationaliste, devenu le leader du nouveau parti républicain, qui rassemble aujourd’hui les plus extrêmes du pinochetisme et du néofascisme, et qui existe en dehors de la coalition de droite Chile Vamos.

Kast avait déjà été candidat à la présidentielle en 2017, avec une piètre performance électorale. Depuis lors, il s’est imposé comme la voix de la réaction aux aspirations refondatrices de la gauche, visant principalement le Parti communiste et le Front large, le Frente Amplio, mais aussi les mouvements féministes et de dissidence de genre, les organisations mapuches et socio-environnementales. La révolte, et en particulier le cycle électoral 2020-2021, lui a donné l’occasion de consolider son leadership en tant que porte-parole du Rejet et articulateur d’une alternative électorale pour les secteurs de la contre-révolte. La pandémie a ratifié sa position anti-scientifique et anti-mondialiste, bien que de manière plus sournoise que d’autres leaderships d’ultra-droite dans le monde.

Ces opportunités, ajoutées à la faiblesse des candidats de Chile Vamos, placent Kast en tête du pari électoral de la droite pour ces élections présidentielles. Alors comment en est-on arrivé là ? Les multiples crises du capitalisme au Chili ont non seulement donné naissance à une alternative transformatrice, anti-néolibérale, féministe et plurinationale, mais ont également ouvert un portail aux monstres du pinochetisme et de l’autoritarisme, qui offrent une alternative de poigne de fer anti-migrants, de nostalgie de la discipline patriarcale de la dictature et de certitude économique présumée pour les grandes entreprises.

Les deux pôles du camp de la transformation : Boric et le processus constituant 

Dans cette réarticulation du terrain politique au Chili, où les forces traditionnelles de la droite et du centre-gauche ont montré leur maximum d’épuisement et de manque de projet, un espace de transformation s’est ouvert, dans lequel deux secteurs coexistent : d’une part Boric et la coalition Apruebo Dignidad (qui comprend le Frente Amplio et le Parti communiste), et d’autre part les forces des mouvements sociaux et des peuples indigènes qui ont obtenu un espace sans précédent dans la Convention constitutionnelle, autour des listes des mouvements sociaux constituants, de la Lista del Pueblo et des constituants des peuples indigènes. Il s’agit d’une coexistence qui n’est pas sans tensions, mais qui aborde au moins le terrain commun des aspirations à un changement structurel du régime de 1980. (…)

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Voir aussi :
– Amérique latine : retour à gauche ?(Frédéric Thomas / CETRI / Le Soir)

Après l’élection de Gabriel Boric à la présidence, l’espoir d’un Chili « plus juste et plus digne » (Emma Bougerol / Basta)
– Chili: le nouveau président Gabriel Boric soutient d’emblée l’Assemblée constituante / “La Constituyente será independiente del Gobierno” dice vice-presidente de la Convención (RFI)
– Au Chili, quel président de gauche sera Gabriel Boric ? (entretien avec Franck Gaudichaud / Julie Gacon – Les Enjeux Internationaux – France Culture)
– Chili : espoirs et défis d’une présidence inédite (analyse de Christophe Ventura / IRIS)
– Chili. «On entre dans une époque qui va être politiquement très clivée» : analyse d’Olivier Compagnon (Marion Cazanove / RFI)

– La victoire de la gauche au Chili : « Les pauvres se sont mobilisés » (entretien avec Antoine Faure / Marie Astier -Reporterre)
– Le Chili amorce la sortie du néolibéralisme (Marion Esnaud et Amélie Quentel / Reporterre)
– Chili: victoire historique du candidat de gauche Gabriel Boric (revue de presse et vidéos)
– Élections présidentielles au Chili : Le peuple chilien ferme la porte à l’extrême-droite avec l’élection de Gabriel Boric (Communiqué de France Amérique Latine)