Chili : le peuple l’a emporté, mais l’essentiel reste à faire (Karina Nohales et Javiera Manzi / Contretemps)


Dans ce texte, Karina Nohales et Javiera Manzi, militantes féministes de la Coordinadora 8M, analysent la dernière élection qui a donné la victoire à la coalition de gauche dirigée par Gabriel Boric face à l’extrême-droite de José Antonio Kast. Selon elles, « l’expérience récente de recomposition du tissu social au Chili, qui a donné lieu à un cycle de politisation de masse, a clairement montré que la rue et le processus électoral ne sont pas indépendants et que, à certains moments, le fait de lâcher l’un peut compromettre l’autre »


Photo: Gabriela Vergara Toro.

Leer en español : Chile: Fue el pueblo (Jacobin América Latina)


Dimanche 19 décembre, Gabriel Boric Font a été élu président du Chili. Lors d’une élection au taux de participation sans précédent, le candidat des partis de gauche regroupés au sein de la coalition Apruebo Dignidad l’a emporté par près de douze points (56% contre 44%) sur le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, et est devenu, à 35 ans, le plus jeune président l’histoire du pays, mais aussi celui ayant reçu les plus importants suffrages. En mars 2022, Sebastián Piñera devra céder le pouvoir à la génération d’étudiant·es qui s’est mobilisée pour l’éducation publique pendant son premier mandat (2010-2014).

Le cycle électoral de la révolte

L’élection présidentielle était l’avant-dernière d’un cycle très dense d’élections, qui se déroule au Chili depuis le début des mobilisations des lycéen·nes, qui ont abouti à une puissante révolte. Depuis le 18 octobre 2019 se sont tenus : le référendum pour une nouvelle Constitution, l’élection des constituant·es et le renouvellement de tous les postes élus par le peuple – maires et conseiller·es, gouvernorats et conseils régionaux, parlementaires et présidence du pays. Il ne reste plus, l’année prochaine, que le référendum pour ratifier la nouvelle Magna Carta. Dans une telle avalanche électorale, la centralité de cette forme de traduction de la contestation sociale était inévitable.

Pour comprendre le comportement politique local au cours de la dernière décennie, il est essentiel de prendre en compte le niveau élevé d’abstention. Depuis la mise en œuvre du suffrage volontaire en 2012, l’abstention n’a cessé d’augmenter, une tendance qui s’est inversée pour la première fois en octobre 2020, à l’occasion du référendum pour une nouvelle Constitution. La courbe de la participation électorale n’a pas été lisse depuis lors. De 50,9% de participation au référendum – dans lequel « j’approuve » l’a emporté sur « je rejette » par 79% contre 21% – nous sommes passés à 47% de participation au premier tour de la présidentielle, un niveau d’abstention très similaire à celui de la dernière élection s’étant déroulée avant la révolte.

Tout indique que les secteurs populaires, en tant que force de vote, ont été sélectifs dans leurs batailles. Cela a parfois conduit à des résultats électoraux difficiles à déchiffrer, mais ce qui est certain c’est que la faible participation des électeur·ices a joué en faveur des forces conservatrices (les élections législatives en ont été le meilleur exemple) et que le peuple a choisi le second tour des élections présidentielles comme étant une bataille cruciale pour lui, et il a ainsi déterminé son résultat.

Les compétitions électorales, et surtout l’élargissement de la participation populaire à celles-ci, ont été guidées par les deux composantes fondatrices de la révolte qui a éclaté au Chili, qui sont sans doute intimement liées : le rejet du néolibéralisme et de ceux qui l’ont administré, et le rejet de l’héritage dictatorial. Tant le référendum pour une nouvelle Constitution que le récent scrutin, qui a rapidement adopté une forme plébiscitaire, ont suivi ces deux axes. Si en 2019, une mobilisation de masse, qui s’est ensuite exprimée dans le débordement du vote plébiscitaire, a réalisé en quelques semaines ce qu’aucun des partis de la transition démocratique n’a fait en 30 ans (mettre fin à la Constitution de Pinochet), lors du scrutin du second tour de la présidentielle la candidature qui cherchait à restaurer son héritage a été battue, sauvegardant ainsi l’espace institutionnel à partir duquel on aspire à démanteler  cet héritage dictatorial : la Convention constitutionnelle.

L’expérience de recomposition du tissu social, d’articulation et de mobilisation intense (malgré l’interruption causée par la pandémie) a donné lieu à un cycle de politisation de masse, au cours duquel de larges secteurs ont constaté que la rue et le processus électoral ne sont pas disjoints et que, à certains moments, lâcher l’un peut compromettre l’autre. Dans un contexte marqué par une forte abstention et par l’éloignement de la voie de la contestation institutionnelle d’un secteur de la gauche, cela marque un tournant pour la recomposition des forces transformatrices.

Le premier tour de la présidentielle

Le 18 juillet a eu lieu la primaire présidentielle au cours de laquelle Chile Vamos et Apruebo Dignidad ont défini, par vote populaire, qui parmi leurs coreligionnaires serait leur candidat. À cette occasion, Gabriel Boric l’a emporté sur le candidat du Parti communiste, Daniel Jadue, avec un total de 1,7 million de voix à eux deux. Dans le même temps, parmi les candidats de Chile Vamos c’est l’indépendant soutenu par l’UDI, Sebastián Sichel, qui l’a emporté – avec les trois autres candidats de son bloc, il a obtenu 1,3 million de voix. Au final, il s’agit de la primaire qui a connu la plus forte participation de l’histoire, et c’est Apruebo Dignidad qui, comme coalition, a recueilli le plus de suffrages.

Quatre mois plus tard, lors du premier tour des élections, le 21 novembre, Boric a obtenu 1,8 million de voix, ne parvenant à progresser hors de son secteur que d’un maigre 100 000 voix par rapport à la primaire. Bien sûr, cette fois, il était opposé à de nombreux candidats d’autres secteurs ; néanmoins, il est arrivé derrière le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, qui n’avait pas participé aux primaires auparavant et qui est arrivé en tête. La faible participation populaire à cette élection, ainsi que la dispersion des candidats, le rôle insaisissable du monde des affaires vis-à-vis de son candidat (Sebastián Sichel) et la faible implication de secteurs plus larges ont laissé le porte-étendard de l’aile gauche dans une position inédite.

L’un des éléments les plus remarquables du premier tour présidentiel est que les principales coalitions politiques qui ont gouverné le Chili post-dictature (les « centres » autoproclamés de gauche et de droite) ont perdu leur hégémonie historique et ont été écartées du récent scrutin. Un deuxième fait est que, pour la première fois, des coalitions comme Apruebo Dignidad et le Frente Social Cristiano, fondées dans le cadre de ce même cycle de contestation post-révolte, sont parvenues au second tour. Alors que le premier avait déjà un groupe parlementaire (avec des député·es du Frente Amplio et du Parti communiste), le second s’inscrit dans le phénomène international de renforcement de ce qu’on appelle l’extrême-droite.

Un troisième élément notable a été le « facteur Parisi » et son « Partido de la Gente » qui, avec près d’un million de voix, a pris la troisième place, faisant irruption comme le grand outsider du premier tour avec un récit qui ravive la promesse néolibérale du succès par l’effort individuel, depuis une position supposée anti-élite et anti-abus. Le « phénomène Parisi », avec un candidat qui a fait campagne entièrement depuis l’extérieur du pays, est intéressant à analyser pour ce qu’il exprime du champ de contestation que constitue aujourd’hui le processus de politisation de masse en cours.

En effet, Parisi interprète une fibre sensible de la conscience qui est encore ancrée dans l’idée néolibérale du mérite propre, mais qui s’efforce de faire sortir le marché du champ des droits sociaux. Ce récit de l’interrègne, qui met l’individu au centre, critique la corruption des élites mais omet les droits sociaux, se heurte à l’horizon installé par la gauche, et surtout au féminisme, qui affirme le caractère social de l’existence et la responsabilité de socialiser le travail qui la soutient. Contrairement aux partis des regroupements historiques des trente dernières années, qui se sont alignés plus ou moins malencontreusement derrière Boric et Kast, Parisi ne s’est initialement aligné sur aucun d’entre eux, laissant ouvert, à un moment crucial, le combat pour ce million de voix.

Après le premier tour, le Partido de la Gente a de plus en plus incarné une politique de défense du patriarcat, qui s’est exprimée tant dans la campagne électorale que dans la masculinisation de sa base électorale et, très concrètement, dans son candidat qui accumule plus d’un million de dollars de pensions alimentaires impayées. De manière inédite, cette question s’est politisée, ouvrant un débat public inévitable, où Boric et Kast ont dû non seulement se positionner, mais aussi définir par apport à lui leur relation à l’électorat féminin. Alors que le premier a pris des positions féministes, le second a relativisé la violence économique des agissements de Parisi.

Le second tour et ses résultats

Le second tour de la présidentielle a pris une forme plébiscitaire (et même épique). Le Chili a été confronté une fois de plus à une décision qui fixait les conditions de possibilité de la continuité d’un cycle de transformation, ou la menace de son renversement le plus radical. Cela s’est exprimé non seulement dans la campagne mais aussi – et avec une précision spectrale – dans le résultat final, qui a répété les pourcentages du référendum de 1988, lorsque le pays a décidé s’il voulait ou non que Pinochet reste au pouvoir. A l’époque, le Non l’avait emporté avec 56% contre 44% pour le Oui. Comme le dirait Mark Fisher, plus de 30 ans après, nous sommes confronté·ées aux fantômes qui hantent la démocratie.

Depuis que le second tour existe, l’élection présidentielle chilienne a toujours été remportée par le candidat qui arrive en tête au premier tour. Cette fois-ci, cette régularité historique a été brisée par un facteur décisif : 8% des électeur·ices qui se sont abstenu·es au premier tour ont décidé de se rendre aux urnes, battant ainsi tous les records de participation électorale de notre histoire récente, pour atteindre 55,6%. Un million deux cent mille voix de plus.

Ce facteur a littéralement bouleversé le scénario. Alors qu’en novembre, Kast a battu Boric dans onze des seize régions du pays, en décembre, Boric a battu Kast dans onze des seize régions, obtenant dans quatre d’entre elles plus de 60% des voix – dont la région métropolitaine de Santiago, située au centre, Atacama à l’extrême nord, et Magallanes, à l’extrême sud du pays. D’où sont venus ces 1,2 million de nouveaux votes et qu’est-ce qui a conduit ces électeur·ices à voter ?

Les femmes et le féminisme : le lieu de l’initiative

Après que les résultats du premier tour de l’élection présidentielle ont été connus, une sonnette d’alarme a été tirée. Il avait toujours semblé probable que José Antonio Kast atteigne le second tour mais, tant dans le camp des organisations populaires que dans celui d’Apruebo Dignidad, personne ne semblait avoir envisagé la possibilité qu’il arrive en première position. Bien que certains sondages aient prévu que cela se produirait, la crédibilité de ces instruments de mesure est depuis longtemps mise à mal et, de plus, une telle projection était contre-intuitive à bien des égards. Comment se peut-il que, dans le Chili de la révolte, le candidat de l’extrême droite arrive en tête ?

Alors que lors des élections précédentes Apruebo Dignidad n’a fait qu’accroître ses performances électorales, se positionnant comme l’alternative la plus viable pour faire face à l’émergence de Kast dans les urnes, force est de constater que, de manière générale, les mouvements sociaux et les organisations populaires n’ont pas publiquement soutenu ou fait campagne pour lui. Il était clair que beaucoup de celles et ceux qui font partie de ces mouvements allaient voter pour Boric, mais l’exercice de délibération collective et de prise de position organique n’a pas eu lieu.

La perplexité de la nuit du 21 novembre a laissé place à différentes formes d’initiatives, qui n’avaient pas été déployées lors du précédent scrutin, avec des prises de position collectives et individuelles appelant à faire campagne en dehors d’Apruebo Dignidad. En quelques heures, un sentiment d’urgence s’est rapidement répandu qui, bien loin d’une quelconque paralysie face aux résultats, a entraîné les premières réponses des secteurs organisés.

Le soir même, la Coordinadora Feminista 8M a convoqué une plénière extraordinaire pour discuter des résultats et des orientations à prendre. Une déclaration publique a été adoptée sous le slogan « Aujourd’hui et non demain » pour soutenir la candidature de Gabriel Boric, ainsi qu’un appel ouvert pour une Assemblée Féministe Antifasciste. Ce premier événement de masse, qui a eu lieu trois jours seulement après le premier tour, a rassemblé près de deux mille personnes – à l’Université de Santiago du Chili (USACH) et à distance à l’assemblée virtuelle qui s’est tenue en parallèle. (…)

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Voir aussi :
– Chili : Gabriel Boric, dernier président de l’ancien monde ou premier président du nouveau ? (Pablo Abufom Silva / Contretemps / Viento Sur)

Amérique latine : retour à gauche ?(Frédéric Thomas / CETRI / Le Soir)
 Après l’élection de Gabriel Boric à la présidence, l’espoir d’un Chili « plus juste et plus digne » (Emma Bougerol / Basta)
– Chili: le nouveau président Gabriel Boric soutient d’emblée l’Assemblée constituante / “La Constituyente será independiente del Gobierno” dice vice-presidente de la Convención (RFI)
– Au Chili, quel président de gauche sera Gabriel Boric ? (entretien avec Franck Gaudichaud / Julie Gacon – Les Enjeux Internationaux – France Culture)
– Chili : espoirs et défis d’une présidence inédite (analyse de Christophe Ventura / IRIS)
– Chili. «On entre dans une époque qui va être politiquement très clivée» : analyse d’Olivier Compagnon (Marion Cazanove / RFI)

– La victoire de la gauche au Chili : « Les pauvres se sont mobilisés » (entretien avec Antoine Faure / Marie Astier -Reporterre)
– Le Chili amorce la sortie du néolibéralisme (Marion Esnaud et Amélie Quentel / Reporterre)
– Chili: victoire historique du candidat de gauche Gabriel Boric (revue de presse et vidéos)
– Élections présidentielles au Chili : Le peuple chilien ferme la porte à l’extrême-droite avec l’élection de Gabriel Boric (Communiqué de France Amérique Latine)