Vers l’émergence d’un bloc national-populaire en Colombie ? (Diego Isaac Alvárez Beltrán / Jacobin América Latina / Contretemps)


La constitution d’un bloc national-populaire qui rompe avec l’ordre social oligarchique peut être la voie vers une Colombie différente. Les élections de 2022 approchent mais les transformations vraiment radicales doivent souvent arrêter les horloges et faire voler en éclats les calendriers.

Photo : via Left Voice

Diego Isaac Alvárez Beltrán est sociologue et chercheur à l’Université Nationale de Colombie.
Article publié par Jacobin América Latina, traduit par Christian Dubucq.
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Toute analyse de ce qui se passe en Colombie part de l’inexactitude de l’intuition politique. Il est indispensable que les événements achèvent de se dérouler, que l’eau coule sous les ponts pour pouvoir déterminer avec plus de précision la logique des tendances à l’œuvre et des forces politiques qui, en ce moment, agissent effectivement sur le cours de la grève nationale.

Entre-temps la grève vit toujours de même que les rapports entre les forces politiques qui, comme pour la chaleur ou le son, traversent nos corps comme des sensations, comme des affects. À partir de ce que l’on ressent dans sa propre chair, il est cependant également possible de relier analytiquement des faits épars pour esquisser quelques clés et réfléchir à la situation actuelle.

L’étincelle qui a allumé la mèche

Il est évident qu’au petit matin du 4 mai 2021, six jours après le début de la grève, le dénominateur commun était le sentiment de peur profonde face à la violence incroyable de l’État. La tension qui s’était installée depuis plusieurs jours entre la spontanéité et l’ampleur insoupçonnée de la grève et le silence du gouvernement d’Iván Duque face à la demande de retrait de la réforme fiscale a atteint sa limite avec le massacre dans la ville de Siloé, à Cali. Les forces de police, avec le soutien de l’armée, ont tué au moins cinq personnes.

Cet événement a été le seuil à partir duquel ce qui était jusqu’alors une grève nationale dans les capitales, les villes moyennes et les petites villes de presque toutes les régions du pays (convoquée pour protester contre la réforme fiscale du gouvernement pour le 28 avril 2021 par les secteurs syndicaux et la gauche avec un soutien timide des secteurs paysans et indigènes), s’est transformée de manière retentissante. À partir de ce moment, la grève est devenue si intense qu’elle a mis en lumière un ordre social oligarchique et féodal qui s’est unifié dans une volonté d’affronter violemment une société civile mobilisée dans sa quasi-totalité.

Après le massacre de Cali, la question ne tournait plus autour des limites de la grève, mais plutôt autour des limites d’un ordre établi qui avait été profondément brisé. La terreur instillée par la violence d’État, les assassinats, les disparitions et les mutilations n’a pas fait place à la résignation, comme l’espéraient ses promoteurs, mais à une indignation généralisée. La revendication spécifique, le retrait de la réforme, s’est transformée en un désir à l’échelle  nationale de construire un nouvel ordre social en dehors des partis traditionnels contre le gouvernement pro-Uribe.

La grève n’est pas seulement la conséquence de l’adoption d’une réforme fiscale régressive qui, sur la base de la métaphysique néolibérale, édicte que la prospérité des riches, des hommes d’affaires et des sociétés transnationales rayonnera sur les 99 % restants. Le pouvoir de la protestation ne réside pas simplement dans l’exigence du retrait effectif de la réforme. Toute revendication s’inscrit dans un champ populaire historiquement configuré et, par conséquent, sa capacité de mobilisation ne peut être expliquée qu’à la lumière de ce contexte.

Exiger le retrait de la réforme a été la réponse du mouvement à tous les insultes à la morale et aux traditions populaires qui ont lieu depuis des décennies dans un pays où le Ministre des Finances ne connaît pas le prix d’une douzaine d’œufs, comme on a pu le constater quelques jours avant le début de la grève. Dans un pays où les adolescent(e)s sont bombardé(e)s par les militaires et où l’État justifie leur meurtre. Un pays dont le vice-président insinue que la pauvreté structurelle s’explique par le fait que « les gens sont paresseux ». Un pays où les responsables gouvernementaux affirment sans vergogne que si quelqu’un attrape le coronavirus, c’est parce qu’il est négligent et non parce qu’il est obligé de sortir pour travailler.

Dans ce contexte, la réforme fiscale est apparue comme la dernière d’une chaîne d’insultes au bon sens populaire. La réponse : la grève pour exiger son abrogation.. L’arrogance des puissants s’est trouvée confrontée à la réponse plébéienne comme ce fut le cas lors de l’incident du mythique Vase de Llorente.

Temps accélérés

Ce qui se passe depuis le 28 avril en Colombie s’inscrit dans un long cycle de protestation sociale qui s’est accéléré au cours de la dernière décennie. Si l’on examine sa trajectoire depuis la seconde moitié du XXe siècle, on peut identifier plusieurs étapes importantes : les journées de 1957, qui mirent à la fin de la dictature du général Rojas Pinilla, dont la chute inaugura le pacte oligarchique entre les partis traditionnels (plus connu sous le nom de Front national). Elle fut suivie par la grève nationale civique de 1977 qui  mobilisa les habitant(e)s des quartiers populaires de Bogota et d’autres villes contre le dernier gouvernement d’un Front National moribond. Dix ans plus tard, en 1987, le Paro del Nororiente, dans lequel les paysans et les habitants des villes moyennes de la région de Catatumbo se mobilisèrent massivement.

Durant les années 1990 le paramilitarisme et l’élimination systématique des organisations sociales et politiques provoquèrent une rupture dans la protestation sociale jusqu’à la première décennie du XXIe siècle lorsque la mobilisation sociale refit surface avec force, notamment avec la mobilisation indigène dans le cadre de la Minga Nationale de Résistance en 2008 (peut-être la première étape de la protestation du XXIe siècle). Elle fut suivie, en 2011, par la grève nationale des étudiants, organisée au sein de la Mesa Amplia Nacional Estudiantil. Quelques années plus tard, la Grève Nationale Paysanne « Paro Nacional Agrario » (2013) paralysa principalement le centre du pays. La grève étudiante de 2018 et les journées 21N de 2019 ont été les dernières, dans une continuité claire avec les protestations actuelles.

1957, 1977, 1987. 2008, 2011, 2013. 2018, 2019, 2021. La contestation sociale se développe en cycles de plus en plus courts et de plus en plus accélérés. Les grandes mobilisations nationales sont de plus en plus fréquentes. D’une certaine manière, au milieu de la nostalgie de nombreuses générations de militants de gauche pour la grande grève générale, qui se produit rarement et devient donc un mythe, de nouvelles formes d’action commencent à apparaître  : les grandes manifestations, le pays descendant dans la rue, deviennent une habitude.

Face à cette évidence, la question n’est pas de savoir quand le pays descendra à nouveau dans la rue. La question est de savoir ce qu’il faut pour que ce peuple, capable de manifester de plus en plus fréquemment, puisse rompre avec l’ordre social établi par l’oligarchie colombienne depuis 1958, une oligarchie dont les racines remontent au XIXème siècle. (…)

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Voir également nos revues de presse et les communiqués de solidarité de France Amérique Latine
– Les manifestations se poursuivent, la répression aussi (Amnesty International)
Colombie : quand le pouvoir tire sur le peuple (Ruth Rojas et Laurent Perpigna Iban / Ballast)
– “El estallido colombiano” (éditorial de Mathilde Allain / IHEAL)
– El paro no para(revue de presse)
– Troisième semaine de mobilisations, répression, solidarités 
– Violence économique et répression en pleine pandémie
– FAL solidaire du peuple colombien en lutte. Les institutions françaises et européennes doivent exiger l’arrêt de la répression
– Mobilisations et répression en Colombie (revue de presse fr./esp.)
– Colombie : “paro nacional” du 28 avril 2021. Multiples manifestations contre un projet de réforme fiscale