🇬🇹 L’autre Guatemala revient au nom de la démocratie (tribune de Sergio Ramírez / El País / Traduction FAL)


Les peuples indigènes de ce pays centraméricain se sont mobilisés en défense de la Constitution et pour garantir que Bernardo Arévalo puisse prêter serment comme Président.

Manifestation pour le respect du résultat de l’élection présidentielle (Ciudad de Guatemala, 3 septembre 2023. Photo : Estenan Biba (EFE)

Le texte original de cette tribune a été publié le 5 décembre dans le quotidien espagnol El País : La otra Guatemala vuelve por la democracia. L’auteur a aimablement autorisé notre association à en publier une traduction. Nous le remercions.


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Bernardo Arévalo, un universitaire d’apparence tranquille, ayant obtenu son diplôme en sociologie à l’université hébraïque de Jérusalem et son doctorat en anthropologie à l’Université d’Utrecht, a été élu président du Guatemala le dimanche 20 août de cette année et doit prêter serment le dimanche 14 janvier de l’année prochaine. Une longue et inhabituelle période de transition de quatre mois, propice à la conspiration dont il est victime, car des forces obscures se sont liguées pour l’empêcher d’assumer le mandat que les électeurs lui ont confié à une écrasante majorité de voix.

Qu’un universitaire qui s’exprime devant les micros comme s’il était dans une salle de classe et non sur une place publique, contre la démagogie et les actes courants de corruption, soit le prochain président du Guatemala, au cas où le coup d’État qui se trame contre lui échoue, aura de quoi surprendre. Tant on est habitué au contraire. Le meilleur antécédent dont peut se réclamer le dirigeant actuel, Alejandro Giammattei, lui-même impliqué dans la conspiration visant à contrecarrer la présidence d’Arévalo, est d’avoir été à la tête du système pénitentiaire, successeur de Jimmy Morales, un mauvais comique de télévision ; sans parler des généraux sanguinaires qui, comme Efraín Ríos Montt, prophète de l’Église chrétienne de la Parole, ont été jugés pour génocide.

Au Guatemala, la marque de fabrique de l’exercice du pouvoir a été la violation constante de l’État de droit, le contrôle fallacieux des institutions, l’emprisonnement de journalistes, comme dans le cas de Rubén Zamora, directeur d’El Periodico, la persécution de juges, procureurs et médiateurs des droits humains déterminés à remplir leur rôle légal, nombre d’entre eux forcés à l’exil.

Et ce pouvoir est manipulé dans l’ombre par une loge féodale unie par ce qu’on connaît sous le nom de « pacte de corrompus », et derrière laquelle se cachent de vieux oligarques adeptes de la potence et du poignard, des capos du crime organisé, des militaires en retraite acteurs de la répression au cours des décennies précédentes.

Pour empêcher Arévalo d’accéder à la présidence, ils ont essayé toutes sortes de subterfuges scandaleusement grossiers, instrumentalisant les procureurs Consuelo Porras et Rafael Curruchiche et le juge du pénal Fredy Orellana, sanctionnés par le gouvernement des États-Unis. Leurs actions ont eu pour objectif d’annuler le statut juridique du parti Semilla, qui a promu la candidature d’Arévalo à la présidence ; d’annuler le résultat des élections en séquestrant des urnes et en perquisitionnant dans les locaux du Tribunal suprême électoral pendant que la Cour constitutionnelle et la Cour suprême de justice hésitent face à ces manœuvres ou s’y prêtent ; une collusion à laquelle participe également la direction du Congrès national.

Dans ces conditions, les possibilités du président élu de prêter serment seraient nulles, si l’autre Guatemala – soumise et oubliée – n’était pas venue au secours de la démocratie : les peuples indigènes d’ascendance maya, quiché o cakchiquel, qui représentent 60% de la population, victimes séculaires de l’oppression et de la discrimination, ainsi que de campagnes d’extermination comme celle perpétrée, dans les années quatre-vingt, par le général Ríos Montt, durant laquelle des villages entiers ont été rayés de la carte avec tous leurs habitants, enterrés dans des fosses communes.

Les 48 cantons [i] et les autorités ancestrales des peuples originaires ainsi que ses 22 représentants, constitués en Assemblée d’Autorités des Peuples en Résistance pour la Défense de la Démocratie, à la tête desquels les chefs traditionnels, les maires, les conseils des anciens et les secrétaires municipaux, sont descendus de leurs communautés éloignées jusqu’à la ville de Guatemala, ont barré les routes, pris la rue pacifiquement et organisé des rassemblements devant le siège du Parquet et des tribunaux, pour exiger le respect de la Constitution du pays ; ils ont réussi à rallier à leur cause étudiants, syndicats, commerçants des marchés et d’amples franges de la classe moyenne.

Traditionnellement, les autorités ancestrales veillent à la paix et au bien-être de leurs communautés, au bon usage des terres communales, protègent les forêts et les sources d’eau et s’occupent de la propreté et de l’ornementation des rues et des cimetières. Mais, ces dernières années, ils ont été les protagonistes de campagnes de résistance contre des lois attentatoires à l’environnement ou qui prétendent exonérer les militaires responsables de génocide. Et maintenant, ils se sont érigés en défenseurs de la démocratie et réclament que le triomphe du président élu soit reconnu ainsi que la destitution des fonctionnaires de justice qui se prêtent au jeu du « pacte des corrompus ».

Luis Pacheco et d’autres dirigeants indigènes pendant un rassemblement devant le siège du Parquet à Guatemala Ciudad le 11 octobre 2023 Photo AP / Moises Castillo

Selon les porte-paroles des organisations d’extrême droite, partie prenante du « pacte des corrompus », ce sont des « hordes d’Indiens sauvages venus prendre d’assaut la capitale ». Le maire de la communauté de Juchanep, qui représente les 48 cantons indigènes, brandissant le bâton de commandement symbole de son autorité, n’hésite pas à répondre : « Nous sommes ici par obligation morale, nous ne représentons pas le pouvoir, nous représentons l’autorité… et nous ne laisserons pas le Guatemala tomber sous la coupe d’un gouvernement de facto, produit d’une imposition ».

Si, comme nous devons espérer que cela advienne, le 14 janvier, le président élu Bernardo Arévalo parvient à accéder au pouvoir que le peuple lui a attribué par le vote, ce sera grâce à l’autre Guatemala, celles des cantons indigènes qui a résisté, sans pouvoir mais avec autorité.

Sergio Ramírez, écrivain nicaraguayen et lauréat du prix Cervantes


[i] Le Conseil des autorités des 48 cantons est le gouvernement et la plus haute autorité du peuple maya K’iché’ de Totonicapán [municipalité située dans l’ouest du pays], qui articule les différentes autorités autochtones ancestrales et communautaires des villages, cantons et zones de la municipalité, [lesquelles] représentent les intérêts sociaux, politiques, économiques, culturels et territoriaux du peuple maya K’iché’ de la municipalité. Le conseil d’administration du conseil des maires est élu par l’assemblée du conseil qu’il représente ; il est chargé de la vie, des droits collectifs du peuple maya k’iché’ de Totonicapán, de la conservation et de la défense de la nature et du patrimoine de Totonicapán. Voir ici (N.d.T.)


Photo : Prensa Libre / Érick Ávila

Pour rappel, voir :
Au Guatemala, l’élection de Bernardo Arévalo garantie par le tribunal électoral (Le Monde / AFP)

– « L’Europe et la France doivent faire pression sur le gouvernement sortant du Guatemala afin qu’il respecte l’expression de la volonté populaire » (Tribune collective) (8 octobre)
– Vague de manifestations au Guatemala en soutien au président élu Bernardo Arévalo (revue de presse) (7 octobre)
– Crise politique au Guatemala : Arévalo dénonce un « coup d’État en cours » et appelle à la résistance (Luis Reygada / L’Humanité) (9 septembre)
– Au Guatemala, la disqualification du parti du président élu Arévalo suspendue temporairement par la justice (Le Monde) (5 septembre)

– Guatemala : un espoir de changement ? (Bernard Duterme / CETRI) (26 juillet)
– Guatemala : un «entre-deux tours» judiciarisé (revue de presse) (24 juillet)
– L’intégrité du processus électoral au Guatemala mise à mal par une judiciarisation excessive (Communiqué collectif) (22 juillet)
– Au Guatemala, la disqualification à la présidentielle du parti d’Arevalo suspendue (France 24) (16 juillet)
– Élections au Guatemala (communiqué commun / Collectif Guatemala – FAL) (11 juillet)
– Présidentielle au Guatemala: le recomptage des voix du premier tour confirme la qualification de la gauche (RFI) (8 juillet)
– Élections au Guatemala : résultat qui crée la surprise et suspension de la proclamation (revue de presse) (29 juin)