Les causes structurelles des soulèvements en Colombie (David Zana / Le vent se lève)
Depuis plusieurs mois, la Colombie est secouée par des manifestations qui ont conduit le gouvernement à faire preuve d’une féroce répression. Des dizaines de Colombiens ont ainsi péri des mains de la police, mais le gouvernement a momentanément repoussé les réformes qui ont mené à cette explosion sociale. Il est cependant peu probable que cette manœuvre conduise à une accalmie durable, tant les causes structurelles des protestations sociales demeurent. Tête de pont des réformes libérales du sous-continent, la Colombie, un des pays les plus inégalitaires au monde, semble mûre pour de nouveaux conflits sociaux.
La huitième réforme fiscale du gouvernement d’Iván Duque laissera sans doute une marque dans l’histoire de la Colombie. La mesure la plus controversée de ce qui avait été présenté comme le projet de « loi de solidarité durable » était l’assujettissement à l’impôt sur le revenu des personnes physiques gagnant plus de 2,4 millions de pesos par mois, soit 663 dollars. Cela revenait à rendre imposables les revenus du travail de la classe moyenne inférieure. L’autre mesure très contestée était le passage à 19% du taux de l’impôt sur la consommation (IVA) sur plusieurs produits, notamment certains aliments, les services publics comme l’eau, l’électricité, le gaz et l’internet (pour les estratos 4, 5 et 6 – l’estrato 3 aussi concernant l’internet), mais aussi l’essence, les services funéraires, les services postaux et certains objets électroniques comme les ordinateurs et les téléphones portables.
En voulant rafraîchir un budget étatique mis à mal par la crise sanitaire, le gouvernement du septième pays le plus inégalitaire au monde s’est heurté à un mur en invitant sa classe moyenne à peine émergente à contribuer au pot commun.
Il a suffi de quatre jours de manifestations dans tout le pays pour que le Président soit contraint d’annoncer le retrait de sa réforme de 330 pages dans l’attente d’une nouvelle réécriture. Les filets du système bicaméral colombien n’ont même pas eu à intervenir. Quelques semaines plus tard, face au solide maintien des mobilisations, c’est au tour de la réforme de la santé d’être rangée dans un tiroir par un gouvernement aux abois.
Il est intéressant de revenir sur cette mobilisation d’une profonde intensité ayant débuté le 28 avril dernier, notamment dans la plus grande ville du sud-ouest colombien parfois qualifiée de bastion de la gauche, Cali.
Cali, la “ville de la résistance“
Alors que la Colombie est le premier pays au monde en nombre de déplacés internes, Cali est la capitale du Valle del Cauca, le département colombien le plus concerné par ce phénomène (en raison de sa proximité géographique avec les zones les plus affectées par le conflit armé). Elle jouit de fait d’une sociologie singulière : cosmopolite, métissée, jeune, appauvrie et ayant une certaine expérience de la mobilisation sociale.
Surnommée la « ville de la résistance » depuis le début des évènements, Cali ne cesse de faire la une de la presse colombienne. Pas une journée ne passe sans que des manifestations, des blocages, des attaques de banques et de locaux commerciaux ou des affrontements meurtriers n’aient lieu et ne soient rapportés par les médias classiques ou les réseaux sociaux.
Si la majorité des évènements violents se concentrent dans certaines parties de la ville comme Siloé, la Luna ou Puerto Resistencia et en particulier la nuit, la ville tout entière vit au rythme d’un environnement visuel et sonore assiégeant : biens endommagés, incendies, sons d’hélicoptères, sirènes de police, bruits de tirs, etc. La ville toute entière subit également des pénuries d’aliments et une flambée des prix (en raison des barrages), ce qui nuit considérablement aux petits commerçants, aux restaurateurs modestes mais aussi à une partie des consommateurs.
Alors que les unités de soins intensives dépassent les 90% de taux d’occupation, la troisième vague épidémique de Covid-19 apparaît à présent comme un épiphénomène tant la politisation est intense. Elle dépasse largement les manifestants : les enquêtes d’opinion indiquent que la grande majorité de la population les soutient. Sur les écrans, les images circulent et parlent plus fort que la parole publique. La nette détérioration de la vie quotidienne semble momentanément tolérée.
Si une telle vigueur protestataire peut surprendre par son caractère exceptionnel, elle s’explique aussi sans mal. Le niveau de pauvreté et d’inégalités dans le pays atteint des sommets et la situation sociale n’est évidemment s’aggravée avec la pandémie (le taux de pauvreté est passé de 35,7 % en 2019 à 46,1 % en 2020 selon le DANE).
Avant la pandémie, déjà, un large mouvement qui n’attendait que de ressurgir avait mobilisé l’ensemble des secteurs sociaux face à la politique du gouvernement (contre la privatisation des caisses de retraite, la réforme du droit du travail, le sabotage des accords de paix, etc.), notamment à Bogotá où l’explosion sociale dans divers quartiers populaires avait causé le décès d’un étudiant en droit.
Des manifestations majoritairement pacifiques
L’ambiance des manifestations à Cali est principalement joyeuse et festive, tout comme à Bogotá où, au huitième jour de la mobilisation, on chantait sur la place Bolivar « Duque Ciao » sur le rythme de la chanson révolutionnaire italienne Bella Ciao. À l’initiative du Comité national de grève (rassemblant les principales centrales syndicales), les étudiants, les syndicalistes, les camionneurs, les conducteurs de taxi, la « minga » (nom que les indigènes donnent à leurs actions collectives), les paysans et des citoyens mécontents de toutes sortes, se sont réunis pour dénoncer ensemble la politique économique et sociale d’un Président éminemment impopulaire. Ce dernier et ses soutiens sont fréquemment assimilés par la foule à des « paracos » (paramilitaire) comme en témoignent les paroles chantées en boucle Uribe, paraco, el pueblo esta verraco (Uribe, paraco, le peuple est en colère) ou encore Qué lo vengan a ver, qué lo vengan a ver, eso no es un govierno, son los paracos al poder (Venez voir, venez voir, ce n’est pas un gouvernement, ce sont les paracos au pouvoir). (…)
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Voir également nos revues de presse et des analyses sur le mouvement social en Colombie ainsi que les communiqués de solidarité de France Amérique Latine
– #SOSColombia: qu’est-ce qu’il se passe en Colombie? (Nexus Human Rights)
– Colombie. Jours de résistance, nuits de plomb (Andrea Aldana / Blast Info)
– Colombie : au pic du Covid, on ne parle que du « Paro » (Olga González / Club Médiapart)
– Vers l’émergence d’un bloc national-populaire en Colombie ? (Diego Isaac Alvárez Beltrán / Jacobin América Latina / Contretemps)
– Les manifestations se poursuivent, la répression aussi (Amnesty International)
– Colombie : quand le pouvoir tire sur le peuple (Ruth Rojas et Laurent Perpigna Iban / Ballast)
– “El estallido colombiano” (éditorial de Mathilde Allain / IHEAL)
– El paro no para(revue de presse)
– Troisième semaine de mobilisations, répression, solidarités
– Violence économique et répression en pleine pandémie
– FAL solidaire du peuple colombien en lutte. Les institutions françaises et européennes doivent exiger l’arrêt de la répression
– Mobilisations et répression en Colombie (revue de presse fr./esp.)
– Colombie : “paro nacional” du 28 avril 2021. Multiples manifestations contre un projet de réforme fiscale